1740-06-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon adorable amy, vous savez que je n'ay jamais espéré un succez brillant de Zulime, je vous ay toujours mandé que la mort du père tueroit la pièce et la véritable raison à mon gré, c'est qu'alors l'intérest change; cela fait une pièce double.
Le cœur n'aime point à se voir dérouté, et quand une fois il est plein d'un sentiment qu'on luy a inspiré, il rebute tout ce qui se présente à la traverse. D'ailleurs les passions qui règnent dans Zulime ne sont point assez neuves. Le public qui a vu déjà les mêmes choses sous d'autres noms n'y trouve point cet attrait invincible que la nouvauté porte avec soy. Que vous êtes charmants vous et madame Dargental, que vous êtes au dessus de mes ouvrages, mais aussi je vous aime plus que tous mes vers!

Je vous suplie de faire au plustôt cesser pour jamais les représentations de Zulime sur quelque honnête prétexte. Je vous avoue que je n'ay jamais mis mes complaisances que dans Mahomet. J'aime les choses d'une espèce toute neuve. Je n'attends qu'une occasion de vous envoyer la dernière leçon, et si vous n'êtes pas contents vous me ferez recommencer. Vous m'enverrez vos idées, je tâcheray de les mettre en œuvre. Je ne puis mieux faire que d'être inspiré par vous.

En attendant voicy une façon d'ode que je viens de faire pour mon cher roy de Prusse. De quelle épitète je me sers là pour un roy! Un roy cher cela ne s'étoit jamais dit. Enfin voylà l'ode ou plustôt les stances, c'est mon cœur qui les a dictées bonnes ou mauvaises, c'est luy qui me dicte les plus tendres remerciments pour vous, La reconnaissance, l'amitié la plus respectueuse et la plus inviolable.

Je vous suplie que mademoiselle Quinaut empêche qu'aucune copie de Zulime ne transpire. Je serois bien fâché qu'elle fût imprimée.

Madame du Ch. fait mille tendres compliments à mr et me Dargental.

Ne nous oubliez pas auprès de M. votre père, des Dussé, et de l'ambass. de Sard.