1737-01-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

Si j'étois malheureux, je serois bien consolé.
On m'aprend que votre altesse Royale a daigné m'envoyer son portrait. C'est ce qui pouvoit jamais m'arriver de plus flateur après l'honneur de jouir de votre présence. Mais le peintre aura t'il pu exprimer dans vos traits ceux de cette belle âme à la quelle j'ay consacré mes hommages? J'ay apris que mr Chambries avoit retiré le portrait à la poste, mais sur le champ madame la marquise du Chastelet, Emilie, luy a écrit que ce trésor étoit destiné pour Cirey. Elle le revendique Monseigneur. Elle partage mon admiration pour votre altesse royale, elle ne soufrira pas qu'on luy enlève ce dépost précieux. Il fera le principal ornement de la maison charmante qu'elle a bâtie dans son désert. On y lira cette petite inscription

Vultus Augusti, mens Trajani.

Aparemment monseigneur que le bruit du présent dont vous m'avez honoré a fait croire que j'étois en Prusse. Toutes les gazettes le Disent. Il est douloureux pour moy qu'en devinant si bien mon goust, elles aient si mal deviné mes marches.

Vous ne doutez pas monseigneur de l'envie extrême que j'ay d'aller vous admirer de plus près, mais j'ay déjà eu l'honeur de vous mander qu'une occupation indispensable me retenoit icy. C'est pour être plus digne de vos bontez monseigneur, que je suis à Leide, c'est pour me fortifier dans les connaissances des choses que vous favorisez. Vous n'aimez que les véritez, et j'en cherche icy. Je prendray la liberté d'envoyer à votre altesse royale la petite provision que j'auray faite. Vous démêlerez d'un coup d'œil les mauvais fruits d'avec les bons.

En attendant si votre altesse royale veut s'amuser par une petite suite du mondain, j'auray l'honeur de l'envoyer incessament; c'est un petit essay de morale mondaine où je tâche de prouver avec quelque guaité, que le luxe, la magnificence, les gals, tous les baux arts, tout ce qui fait la splendeur d'un état en fait la richesse, et que ceux qui crient contre ce qu'on apelle le luxe ne sont guères que des pauvres de mauvaise humeur. Je crois qu'on peut enrichir un état en donnant baucoup de plaisir à ses sujets. Si c'est une erreur, elle me paraît jusqu'icy bien agréable, mais j'attendray le sentiment de votre altesse royale pour savoir ce que je dois en penser.

Au reste monseigneur c'est par pure humanité que je conseille les plaisirs. Le mien n'est guères que L'étude et la solitude. Mais il y a mille façons d'être heureux. Vous méritez de l'être de touttes, ce sont les vœux que fait pour vous,

Monseigneur,

de votre altesse royale.