1751-03-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Sophia Friderika Wilhelmina von Preussen, margravine of Bayreuth.

Madame,

Frère Voltaire reçut avant hier la bénédiction de votre révérence royale.
Le stile du bon vieux temps vous sied aussi bien que celuy d'aujourduy. Vous avez la délicatesse de l'un et la naiveté de l'autre. Si le duc de Sully avoit prévu que ses paperasses œconomiques royales et politiques, seroient lues un jour par madame la markgrave de Bareith, il auroit redoublé de vanité.

Je crois madame que V. A. R. est la première personne qui ait mis le duc de Sully au dessus de Henri quatre. Pour moy homme très faible j'avoue que j'aime mieux les faiblesses de ce bon roy que touttes les vertus austères de son ministre. Je crois même qu'en fait de gouvernement Henri le grand en savoit encor plus que Le duc de Sully. Nous ne devons plusieurs belles manufactures et surtout l'établissement des vers à soye qu'à la constance éclairée de ce digne roy qui L'emporta sur la résistance opiniâtre et aveugle de son ministre. Aureste le duc de Sully eut souvent des procez contre des juifs qui fournissoient les armées, ainsi il faut me pardonner d'en avoir gagné un contre un scélérat de l'ancien testament que j'ay traitté encor avec trop de générosité après l'avoir fait condamner. Cette affaire m'a fait une peine horrible, par ce que comme dit votre altesse royale les gens de lettres ne semblent être en ce monde que pour écrire; et qu'ils ne doivent point acheter de Diamants.

M. d'Adémar me fait espérer tous les jours qu'il sera assez heureux pour venir auprès de votre altesse royale. Si j'étois à sa place il y a longtemps que je serois party. J'espère que le chambelan Dammon qui loge chez moy à Paris et qui soupe tous les jours avec le marquis d'Ademar ne me traversera pas dans ma négociation. Pour La dame qu'il vous faut, il n'y a pas d'aparence que j'en donne sitôt une à votre altesse royale. La raison en est que de deux choses l'une, ou je mourrai icy de la poitrine, ou j'iray en Italie avant de revoir Paris. Mais madame soyez très sûre que mon cœur préfèrera en secret le séjour de Bareuth à st Pierre de Rome et à la place st Marc. Les bénédictions du pape et les pantalonades vénitienes ne valent pas assurément l'honeur de vous aprocher et le plaisir de vous entendre. Je me mets aux pieds de Monseigneur le markgrave, et je renouvelle à vos altesses royales les très profonds respects et le sincère attachement du pauvre malade

frère Voltaire

Vos bontez pour m. de Montperni, dont il est si digne, semblent me mettre en droit de faire icy des vœux pour sa santé. Un bon moine doit prier pour tous les frères.