30 janvier [1751]
Madame,
Votre altesse Royale a plus de rivaux qu'elle ne pense, mais je croi que le marquis d'Adémar vous donnera la préférence.
Je luy écris encor fortement. Tout mon désir est de pouvoir être à vos pieds au printemps. Mais quel est l'homme qui soit le maître de sa destinée? Frère Voltaire est icy en pénitence, il a un chien de procez avec un juif, et selon la loy de l'ancien testament il luy en coûtera encor pour avoir été volé, et, pardessus le marché il en résulte une belle tracasserie la quelle subdivisée en quatre ou cinq petites pouroit former un sujet de comédie aussi plaisant que Le manifeste de la csarine, qui prend L'Europe à témoin que Mr Gross n'a pas été prié à soupé. Cela amuseroit votre altesse Royale sur votre téâtre de Bareuth. Mgr le prince Henri joua hier Sidney pour la clôture du carnaval. Il me semble que c'est mettre un habit de deuil un jour de gala. Voylà un étrange sujet de comédie pour un prince de dixneuf ans. J'aimerois autant voir un enterrement que cette pièce; mais mgr le prince Henri met tant de grâces dans tout ce qu'il récite et dans tout ce qu'il fait qu'il m'a sauvé entièrement le dégoust et la tristesse de cet ouvrage.
Madame quand nous jouons à Potsdam sans femme, je vous jure que c'est bien à notre corps deffendant. Les moines demandent à Dieu des femmes. Mais croyez moy ne cherchez point dans Bareuth à vous passer d'hommes. Le téâtre est la peinture de la vie humaine, et dans cette vie il faut que les hommes et les femmes soient ensemble; sans quoy on ne vit qu'à demy. Songez madame à votre santé. Voylà le point essentiel. Si le mérite en donnoit, vous vous porteriez mieux que touttes les princesses de ce monde. Mais malheureusement le mérite le plus solide se trouve chez vous dans le corps le plus faible. Vous êtes condamnée au régime tandis que la Metrie se donne par jour deux indigestions et ne s'en porte que mieux.
Votre altesse royale et le Roy votre frère sont je croi les princes de la terre le mieux partagez en esprit et le plus mal en estomacs. Il faut que tout soit compensé. Pour moy chétif je compte traîner icy encor un mois ou six semaines, et aller ensuitte arranger mes petites affaires à Paris. Je ne crois pas qu'on puisse aller à Paris par d'autres chemins que par Bareuth, et mon cœur qui me conduit seul dit qu'il faut que je prenne cette route. Je me mets aux pieds de votre altesse royale et je luy présente mes très profonds respects aussi bien qu'à Monseigneur.
V.