à Cirey 11 juin 1744
Souvenez vous que j'avois dit à celuy qui vous fait tant attendre:
Je n'ay point dit vous n'en perdez pas, puisque voylà neuf années perdues jusqu'à présent pour vous.
Cependant je ne puis croire que tout Vespasien qu'il est, par son goust que vous luy reprochez pour l'argent, il ne vous paye à la fin en Titus. Il ne vous a pas demandé votre mémoire pour ne vous rien donner. Il exerce votre patience, mais il ne la confondra point. Je vous réponds qu'on paye exactement touttes les pensions qu'il donne. On les paye même tous les mois. Il ne s'agit que d'être mis sur l'état, et je vous assure qu'enfin vous y serez. Je vous plains baucoup, l'épreuve est trop longue, mais je serois bien trompé si dans peu de temps vous ne recevez pas une somme honnête. Malheureusement les nouvelles affaires que la succession d'Ostfrise va susciter pouroient être un prétexte d'un nouvau délay. Mais une affaire aussi petite que la vôtre ne doit pas être comptée pour une dépense. Enfin j'espère encor qu'il ne fera pas une injustice si criante.
Je vous prie de dire à M. l'abbé de Rotelin qu'il doit me compter parmy ceux qui s'intéressent le plus à son état; je luy suis sincèrement dévoué comme citoyen et comme homme de lettres. J'avoue qu'il est triste qu'il ait été forcé de sacrifier sa philosophie et sa manière de penser à des hipocrites et à des imbéciles. Fari quae sentiat est le plus beau privilège de l'humanité, mais il faut être anglais pour jouir de cette prérogative. Si on avoit le malheur de le perdre il quitteroit un monde bien peu regrettable. Je suis plus détaché que jamais du tourbillon des sots dans la douce solitude qui fait ma consolation et si la fête de M. le dauphin ne me rapelloit pas à Paris, je ne crois pas que j'y revinsse jamais. Le paradis terrestre est où je suis. Si vous aviez vu mon apartement vous me croiriez plus mondain que philosofe. Je me crois pourtant plus filosofe que mondain. Comptez que dans ma filosofie l'amitié tient toujours un grand chapitre. Je la regarde comme le beaume qui guérit touttes les blessures que la fortune et la nature font continuellement aux hommes.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
V.