1755-06-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

Le plus triste effet de la perte de la santé, n'est pas, mon cher et aimable filosofe de prendre tous les jours de la casse et de la manne délayées dans de l'huile par ordre de monsieur Tronchin; c'est de ne point voir ses amis, c'est de ne leur point écrire.
Le découragement est venu combler mes maux. J'aurais dû être ranimé par des traverses que le bon pays de Paris m'a envoiées dans ma solitude. Mais je ne sens plus que la privation de la santé et la vôtre. Je fais un peu ajuster cette maison qui est trop loin de vous pour être appelée les Délices. Je fais aussi accomoder notre Monrion, et je ne jouis ny de l'une ny de l'autre. Il faudrait au moins être débarassé des ouvriers qui m'acablent icy pour venir dans votre voisinage, et j'ay bien peur d'en avoir encor pour longtemps. Notre ami Dupont m'a mandé qu'il viendrait nous voir en septembre. C'est à Monrion qu'il faudra nous rassembler.

Il y a actuellement un nommé Grasset à Lausanne. Il se mêle de librairie, et est lié avec Mr Bousquet. Cet homme vient de Paris, et je suis informé qu'on l'a pressé de faire imprimer des ouvrages qu'on m'impute. Je n'ose vous prier d'envoyer chercher le sr Grasset, mais si par hazard il vous tombait sous la main, vous me feriez plaisir de l'engager à s'adresser directement à moy. Il trouverait probablement plus d'avantage à mériter ma reconnaissance par une conduite honnête, qu'il n'aurait de profit à imprimer de mauvais ouvrages.

Il est vray que je me suis amusé à faire quelques vers sur votre beau lac, et à chanter votre liberté. Ce sont deux beaux sujets, mais je n'ay plus de voix, et je détonne. Quand j'aurai le bonheur de vous voir je vous montreray ce petit ouvrage; je n'en suis pas encor content. Adieu mon cher philosofe, vivez heureux avec celle qui partage votre filosofie, augmentez votre famille, et conservez la.

Mille tendres compliments, je vous en prie, à monsieur Polier quand vous le verrez.

Adieu, aimez toujours un peu ce solitaire qui vous aime tendrement

V.