1737-01-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

voylà mon adresse,

Mon cher amy il faut s'armer de patience dans cette vie, et tâcher d'être aussi insensible aux traverses que nos cœurs sont ouverts aux charmes de l'amitié.
Ce bon dévot de Roussau fut informé il y a un mois que j'avois passé par Bruxelles. Aussitôt sa vertu se ranima pour faire mettre dans trois ou quatre gazettes que je m'en allois en Prusse parceque j'étois chassé de France. Sa probité a même été jusqu'à écrire, et à faire écrire contre moy enPrusse. Voyant que dieu ne bénissoit pas ses pieuses intentions, et que j'étois tranquile à Leide où je travaillois à la filosofie de Neuton, il a recouru crétiennement à une autre batterie. Il a semé le bruit que j'étois venu prêcher l'athéisme à Leide, et que j'en serois chassé comme Descartes, que j'avois eu une dispute publique avec le professeur Gravesende sur l'existence de dieu, etc. Il a fait écrire cette belle nouvelle à Paris, par un moine défroqué qui faisoit autrefois un libelle hebdomadaire intitulé le Glaneur. Ce moine est chassé de la Haye, et est caché à Amsterdam. J'ay été bien vite informé de tout cela; il se fait icy parmy quelques malheureux réfugiez un commerce de scandales et de mensonges à la main qu'ils débitent chaque semaine dans tout le nord pour de l'argent.

On paye deux, trois cent, quatre cent florins par an, à des nouvelistes obscurs de Paris qui grifonent touttes les infâmies imaginables, qui forgent des histoires, aux quelles les regratiers de Hollande ajoutent encor, et tout cela s'en va réjouir les cours de l'Allemagne et de la Russie. Ces messieurs là sont une engeance à étouffer.

Vous avez à Paris des personnes bien plus charitables qui composent pour rien des chansons sur leur prochain. On vient de m'en envoyer une où vous et Pollion, et le gentil Bernard et tous vos amis, et moy indigne ne sommes pas trop bien traittez. Mais cela ne dérangera ny ma filosofie ny la vôtre, et Neuton ira son train.

Tranquile au haut des cieux que Neuton s'est soumis
Il ignore en effet s'il a des ennemis.

Après les consolations de l'amitié et de la philosofie la plus flateuse que je reçoive est des bontez inexprimables du prince royal. J'ay été très fâché que l'on ait inséré dans les gazettes que je devois aller en Prusse, que le prince m'avoit envoyé son portrait etc.; je regarde ses faveurs comme celles d'une belle femme, il faut les goûter et les taire. Mandez luy mon cher amy que je suis discret, et que je ne me vante point des caresses de ma maitresse. De mon côté je ne vous oublie pas quand je luy parle de belles lettres et de mérite.

Mille respects je vous prie à votre parnasse, à nos loyaux chevaliers. Parlez un peu à mr Dargental des saintes calomnies du béat Roussau. Adieu. Nous ne sommes qu'honnêtes gens dieu mercy. Je vous embrasse.