1737-03-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Antoine François Prévost d'Exiles.

J'avois déjà eu l'honneur de vous écrire monsieur avant de recevoir votre lettre du 4, et je croiois vous avoir donné mon adresse à Excellmans Dartignià Bar Leduc. Mon cœur avoit déjà fait bien du chemin avec vous en peu de temps.
Je savois avant de vous avoir connu quelle confiance vous méritez. Je n'aurois jamais quitté Amsterdam, et la liberté, L'étude, votre société surtout auroient fait le charme de ma vie. Mais il a fallu absolument céder à L'amitié qui m'a rappelé.

Si mr du Breuil m'écrit, je me flatte qu'il m'écrira par Treve à Excellmans Dartigni, sans parler de V . . . et je vous suplie d'en user de même.

J'attends avec impatience et je recevray avec bien de la reconnaissance les mémoires sur ce que Pierre le grand a fait d'utile pour le genre humain. J'aime mieux un établissement avantageux à la société que touttes les victoires d'Alexandre. C'est à votre conversation et à celle de Mr de Tronchin que je dois le party que je pris de suprimer mes plaintes contre Roussau dans mes ouvrages. Vos conseils ont déterminé ma façon de penser. Mais dans le temps que j'étouffois mon juste ressentiment contre cet homme, il ne cessoit de me calomnier. J'aprends qu'il a fait écrire au card. de Fleury, que j'étois venu à Leide tenir école d'athéisme. Il a débité cette abominable calomnie de ma prétendue querelle avec mr Sgravesende, si bien réfutée en Hollande, mais très acréditée à Versailles.

Vous savez sans doute Le dernier crime qu'il vient de commettre à Bruxelles; il y a servi d'espion pour faire arrêter le sr Medina, chez lequel il vivoit depuis que mr Daremberg l'avoit chassé pour ses calomnies. Medina L'avoit comblé de générositez, il étoit à sa table et l'embrassoit quand les archers introduits par luy vinrent saisir son bienfaicteur.

Voylà quel est le scélérat à qui j'ay à faire mais plus ce monstre est indigne de la société des hommes plus je dois effacer de mes ouvrages ce nom odieux qui les souilleroit.

Je vous prie Monsieur de vouloir bien ajouter à vos bontez celle de me faire savoir pourquoy Ledet ne vous envoye plus de feuilles. Je n'ay point reçu de ses nouvelles depuis mon départ.

Je ne m'intéresse guères à la disgrâce du Chauvelin. La chûte d'un ministre français et celle de Litimadoulet de Perse sont pour moy des objets également étrangers. Il est plaisant qu'on apelle disgrâce l'état d'un homme à qui il reste cent mille écus de rente et touttes les commoditez de la vie, pendant qu'on trouve tout simple que tant de gens d'honneur et de mérite meurent de faim. Etre rongé d'ambition, abuser du pouvoir despotique, faire du mal, voylà la vraye disgrâce.

C'en est une pour moy de vous avoir si peu connu. Je vous demande instament de la réparer en m'écrivant quelquefois. S'il y avoit quelque bon livre nouvau, quelque découverte, quelque vérité nouvelle, je vous suplie de m'en faire part. Ne faites vous rien, ne donnerez vous point la vie de Neuton? Continuez monsieur à faire honneur aux lettres, et à me les rendre plus chères, conservez moy votre amitié dont je sens tout le prix et comptez à jamais sur mon tendre dévouement.

V . . . .

Mille amitiez je vous en suplie à mr Tronchin et mr Dubreuil.

Ayez la bonté de me mander si vous avez reçu deux lettres de moy. Voicy la troisième. J'ay écrit aussy à mr du Breuil par la voye de Treves.