1737-03-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je profite mon cher et respectable amy du voiage de mr le m. du Ch. pour répandre mon cœur dans le vôtre avec liberté.
Je n'ay osé vous écrire depuis que je suis à Cirey, et vous croyez bien que je n'ay écrit à personne. Vous sentez sans doute, combien il en coûte de garder le silence avec quelqu'un à qui je voudrois parler toute ma vie de ma tendre reconnaissance.

Je n'ay pu reconnaitre toutes vos bontez qu'en suivant vos ordres à la lettre lorsque j’étois en Hollande. Je trouvai en arrivant, une cabale établie par Roussau contre moy, et une foule de libelles imprimez depuis longtemps pour me noircir, de sorte que je me voiois à la fois persécuté en France et calomnié dans toutte l'Europe. Je ne pris d'autre party que de vivre assez retiré, et de chercher des consolations dans l’étude, et dans la société de quelques amis que je m'attiray malgré les efforts de mes ennemis. Le hazard me fit connaître un ou deux de ces personnes que Roussau avoient animées contre moy. J'eus le bonheur de les voir détrompées en peu de temps. Loin de vouloir continuer cette malheureuse guerre d'injures, je retranchai de L’édition qu'on fait de mes ouvrages tout ce qui se trouve contre Roussau.

Je vous envoye la lettre d'un homme de lettres d'Amsterdam qui vous instruira mieux de tout cela que je ne pourois faire, et qui vous fera voir en même temps ce que c'est que Roussau. Je vous prie de lire cette lettre d'Amsterdam et la copie de l’écrit qu'elle contient. Je crois qu'il est bon que ce nouvau crime de Roussau soit public. Peutêtre ceux qu'il anime à me persécuter en France rougiront ils de prendre le party de ce scélérat et imiteront ceux qu'il avoit séduits en Hollande, qui sont tous revenus à moy, et m'aiment autant qu'ils le détestent.

Vous n'ignorez peutêtre pas qu'en dernier lieu ce scélérat croyant aplanir son retour en France a fait imprimer contre le vieux Saurin les calomnies les plus atroces. Vous savez que c'est luy qui écrivoit et qui faisoit écrire que j’étois venu prêcher l'athéisme en Hollande, que j'avois soutenu une tèse d'atéisme à Leide contre Mr Sgravesende, qu'on m'avoit chassé de l'université etc. Vous êtes instruit de la lettre de mr Sgravesende dans la quelle cette indigne et absurde calomnie est si pleinement confondue. L'original est entre les mains de mr de Richelieu. Je ne sçai quel usage il en a fait, ny même s'il en doit faire usage. Je souhaiterois fort pourtant que Mr de Maurepas en fût informé; ne pouroit il pas dans l'ocasion en parler au cardinal? et ne doi-je pas le souhaiter?

Je vous avoue que si l'amitié plus forte que tous les autres sentiments ne m'avoit pas rapellé, j'aurois bien volontiers passé le reste de mes jours dans un pays, où du moins mes ennemis ne peuvent me nuire, et où le caprice, la superstition et l'autorité d'un ministre ne sont point à craindre. Un homme de lettres doit vivre dans un pays libre ou se résoudre à mener la vie d'un esclave craintif, que d'autres esclaves jaloux acusent sans cesse auprès du maître. Je n'ay à attendre en France que des persécutions, ce sera là toutte ma récompense. Je m'y verrois avec horreur si la tendresse et toutes les grandes qualitez de la personne qui m'y retient, ne me faisoient oublier que j'y suis. Je sens que je seray toujours la victime du premier calomniateur. Heraut, est celuy qui m'a le plus nui auprès du card. Faut il qu'un homme qui pense comme moy ait à craindre un homme comme Heraut? Eh qui me répondra que m'ayant desservi avec malice il ne me poursuive pas avec acharnement? J'ay bau me cacher dans l'obscurité, j'ay bau n’écrire à personne, on saura où je suis, et mon obstination à me cacher rendra peutêtre encor ma retraitte coupable. Enfin je vis dans une crainte continuelle sans savoir comment je peux parer les coups qu'on me porte tous les jours. C'est une chose bien inouie que la manière dont on en use avec moy, mais enfin je la soufre, je me fais esclave volontiers pour vivre auprès de la personne auprès de qui tout doit disparaitre. Il n'y a pas d'apparence que je revienne jamais à Paris, m'exposer encor aux fureurs de la superstition et de l'envie. Je vivray à Cirey, ou dans un pays libre. Je vous l'ay toujours dit. Si mon père, mon frère ou mon fils étoient premiers ministres dans un état despotique j'en sortirois demain, jugez ce que je dois éprouver de répugnance en m'y trouvant aujourduy. Mais enfin me du Ch. est pour moy plus qu'un père, un frère et un fils. Je ne demande qu’à vivre enseveli dans les montagnes de Cirey et je n'y désireray jamais rien que vous y voir. Adieu les deux frères aimables; je vous embrasse tendrement.

Voicy une lettre pour mr de Maurepas, que vous donnerez si vous le jugez à propos, mais il faut qu'il sache d'où viennent les deux chevreuils.

Je ne peux vous rien dire des Eléments de la philosophie de Neuton. Je n'ay point reçu de nouvelles de mes libraires de Hollande. Ce sont de bonnes gens, mais très peu exacts. Je ne refuse point de la faire imprimer en France quelque juste aversion que j'aye pour la douane des pensées. Aureste c'est un ouvrage purement phisique, où le plus imbécile fanatique et l'hipocrite le plus envenimé ne sauroit rien entendre ny rien trouver à redire. J'ay un bau sujet de tragédie, je le travailleray à loisir, et je ne donneray l'ouvrage que quand les comédiens auront repris Alzire et Brutus.

Je n'ay point de termes pour vous dire à quel point mon cœur est à vous.