1737-12-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.
L'amitié, ma déesse unique,
Vient enfin de me réveiller
De cette langueur Létargique
Où je paraissois sommeiller
Et m'a dit d'un ton véridique,
N'as tu pas assez barbouillé
Ton sistème filosofique?
Assez énoncé, détaillé
De Louis l'histoire autentique?
N'as tu pas encor rimaillé
Récement un œuvre tragique?
Seras tu sans cesse embrouillé
De Vers, et de matématique?
Renonce plustôt à Neuton,
A Sofocle, aux vers de Virgile,
A tous tes maîtres d'Helicon,
Mais sois fidèle à Cideville.
J'ay répondu du même ton,
O ma patronne, o ma déesse!
Cidevile est le plus bau don
Que je tienne de ta tendresse.
Il est luy seul mon Apollon,
C'est luy dont je veux le sufrage,
Pour luy mon esprit tout entier
S'occupoit d'un trop long ouvrage,
Et si j'ay paru l'oublier
C'est pour luy plaire davantage.

Voylà une de mes excuses mon cher Cidevile, et cette excuse vous arrivera incessament par le coche. C'est une tragédie, c'est Merope, tragédie sans amour, et qui peutêtre n'en est que plus tendre. Vous en jugerez, vous qui avez un cœur si bon et si sensible, vous qui seriez le plus tendre des pères comme vous avez été le meilleur des fils, et comme vous êtes le plus fidèle amy, et le plus sensible des amants.

Une autre excuse, bien cruelle, de mon long silence c'est que la calomnie qui m'a persécuté si indignement m'a forcé enfin de rompre tout commerce avec mes meilleurs amis pendant une année. On ouvroit toutes mes lettres, on empoisonoit ce qu'elles avoient de plus innocent, et des personnes qui avoient aparement juré ma perte en faisoient des extraits odieux, qu'ils portoient jusqu'aux ministres dans l'ocasion. J'avois cru apaiser la rage de ces persécuteurs, en faisant un tour en Hollande. Ils m'y ont poursuivi. Roussau entre autres, ce monstre né pour Calomnier, écrivit que j’étois venu en Hollande prêcher contre la relligion, que j'avois tenu école de déisme chez mr Gravesende, fameux philosofe de Hollande. Il fallut que mr Gravesende démentît ce bruit abominable dans les gazettes. Je ne m'ocupay dans mon séjour en Hollande qu’à voir les expériences de la phisique neutonienne que fait mr Gravesende, qu’à étudier, et qu’à mettre en ordre les éléments de cette phisique, commencez à Cirey. Je n'ay oposé à la rage de mes ennemis qu'une vie obscure, retirée, des études sérieuses aux quelles ils n'entendent rien. Bientôt l'amitié me fit revenir en France. Je retrouvay à Cirey madame du Chastelet et toute sa famille. Ils conoissent mon cœur, ils ne se sont jamais démentis un moment pour moy. J'y ay trouvé le repos et la douceur de la vie que mes ennemis voudroient m'arracher. Pour montrer une docilité sans réserve à ceux dont je peux dépendre, j'ay par le conseil de mr Dargental envoié il y a plus de 6 mois mes éléments de Neuton à la censure à Paris. Ils y sont restez. On ne me les rend point. J'en ay suspendu la publication en Hollande. Je la suspens encore. Les libraires (qui se sont trouvez par hasard d'honnêtes gens) ont bien voulu différer par amitié pour moy. J'attendois quelque décision en France de la part de ceux qui sont à la tête de la littérature, je n'en ay aucune. Voylà quant à la filosofie, car je veux vous rendre un compte exact.

Quant aux autres ouvrages, j'ay donc fait Merope dont vous jugerez incessament. J'ay corrigé toutes mes autres tragédies, entre autres, les 3 premiers actes d’Œdipe. J'ay retouché baucoup jusqu'aux petites pièces détachées que vous avez entre les mains. J'ay poussé l'histoire de Louis 14 jusqu’à la bataille du Turin. Je m'amuse d'ailleurs à me faire un cabinet de fisique assez complet. Madame du Chastelet est dans tout cela mon guide et mon oracle. On a imprimé l'enfant prodigue, mais je ne l'ay point encor vu.

Comme je suis en train de vous rendre compte de tout il faut vous dire que ce misérable Dumoulin qui vouloit faire imprimer vos lettres, est celuy qui me suscita l'infâme procez de Jore. Il m'avoit dissipé vingt mille francs que je luy avois confiez, et pour m'empêcher de luy faire rendre compte, il m'embarassa dans ce procez. Il vient aujourduy de me demander pardon et de me tout avouer. O hommes, o monstres! Qu'il y a peu de Cideviles! Continuons, vous aurez tout le détail de mes peines. Une des plus grandes a été d'avoir donné à madame Duchastelet les Linant. Vous savez quel prix elle a reçu de ses bontez. Je crois la sœur plus coupable que le frère. Je suis d'autant plus affligé que Linant sembloit vouloir travailler. Il reprenait sa tragédie à cœur. Je m'y intéressais, je le faisois travailler. Il me seroit devenu cher à mesure qu'il eût cultivé son talent. Mais il ne m'est plus permis de conserver avec luy le moindre commerce.

Mon cher amy cette lettre est une jérémiade. Je pleure sur les hommes, mais je me console car il y a des Emilies et des Cideviles.

V.