[c. 10 January 1738]
Je ne peux m'empêcher monsieur de vous rapeler ce petit texte dont votre mérite, vos travaux et Le prix injuste que vous en recevez sont le comentaire. Vos huit triangles liez entre eux, et formant ce bel heptagone qui prouve tout d'un coup l'infaillibilité de vos opérations, enfin votre génie et vos connaissances très fort au dessus de cette opération même, devoient vous assurer en France, et les plus belles récompenses et les éloges les plus unanimes. Mais ce n'est pas d'aujourduy que L'envie se déchainoit contre vous. Des personnes incapables de savoir même quel est votre mérite s'avisoient à Paris de vous chansoner, quand vous travailliez sous le cercle polaire pour l'honeur de la France et de la raison humaine. Je reçus à Amsterdam l'hiver dernier, une chanson platte et misérable contre plusieurs de vos amis et contre vous. Elle étoit de la façon du petit Lelio, comédien italien, et je crus reconnaître son écriture. Le couplet qui vous regardoit étoit très outrageant et finissoit par
C'est ainsi qu'un misérable bouffon, traitait et votre personne, et votre excellent livre qui n'a d'autre défaut que d'être trop court.
Mais aussi mr Mushenbroek me disoit en parlant de ce petit livre que c'étoit le meilleur ouvrage que la France eut produit en fait de phisique. S'Gravesende en parlait sur ce ton, et l'un et l'autre s'étonnoient fort, que mr Cassini, et après luy mr de Fontenelle assurassent si hardiment le prétendu ovale de la terre sur Les petites différences très peu décisives, qui se trouvoient dans leurs degrez, tandis que les mesures de Norvood assuroient à la terre une forme toutte semblable à celle que vos raisonements luy ont donnée, et que vos mesures infaillibles ont confirmée.
Tôt ou tard il faut bien que vous et la vérité, vous l'emportiez. Souvenez vous qu'on a soutenu des tèses contre la circulation du sang. Songez à Galilée, et consolez vous.
Je suis persuadé que quand vous avez refusé les douze cent livres de pension, que vous avez généreusement répandus sur vos compagnons de voiage, vous avez dû paraître au ministère un esprit plus noble que mécontent. Vous devez en être plus estimé, et il vient un temps où l'estime arrache les récompenses.
J'avois osé dans les intervales que me laissent mes maladies, écrire le peu que j'entendois de Neuton, que mes chers compatriotes n'entendent point du tout. J'ay suspendu cette édition qui se faisoit à Amsterdam, pour avoir l'attache du ministère de France. J'avois remis une partie de l'imprimé, et le reste manuscript à mr Pitot qui se chargeoit de solliciter le privilège. Le livre est aprouvé depuis huit mois, mais mr le chancelier ne me le rend point. Aparement que de dire que l'attraction est possible, et prouvée, que la terre doit être aplatie aux pôles, que le vide est démontré, que les tourbillons sont absurdes, etc. cela n'est pas permis à un pauvre français. J'ay parlé de vous et de votre livre dans mes petits éléments et j'en ay parlé avec le respect que j'ay pour votre génie. Peutêtre m'a t'on rendu service en suprimant ces éléments. Vous n'auriez eü que le chagrin de voir votre éloge dans un mauvais ouvrage. Mr Pitot m'avoit pourtant flatté que ce petit catéchisme de la foy neutonienne étoit assez ortodoxe. Je vous prie de luy en parler. Il y a six mois que j'ay quitté toute sorte de filosofie. Je suis retombé dans mon ignorance et dans les vers. J'ay fait une tragédie, mais je n'attends que des siflets. J'ay une fois fait un poème épique. Il y en a plus de vingt éditions dans l'Europe. Toutte ma récompense a été d'être joué en personne, moy, mes amis, et ma Henriade aux italiens et à la foire, avec aprobation et privilège.
Qui bene latuit bene vixit. Je n'ay plus assez de santé pour travailler à rien, ny pour vous étudier. Mais je vous admireray et vous aimeray toute ma vie, vous et le grand petit Clairaut.