Messieurs,
On m'a fait tenir à la campagne, où je suis près de Kenterbury depuis quatre mois, les lettres que vous publiez avec succès, en France, depuis environ ce temps.
J'ai vu dans votre dix-huitième lettre des plaintes injurieuses, que l'on vous adresse contre moi, sur lesquelles il est juste que j'aie l'honneur de vous écrire, moins pour ma propre justification, que pour l'intérêt de la vérité.
Un ami, ou peut-être un parent de feu m. de Campistron, me fait des reproches pleins d'amertume & de dureté, de ce que j'ai, dit il, insulté à la mémoire de cet illustre écrivain, dans une brochure de ma façon, & que je me suis servi de ces termes indécents, le pauvre Campistron. Il aurait sans doute raison de me faire ce reproche, & vous, messieurs, de l'imprimer, si j'avais en effet été coupable d'une grossièreté si éloignée de mes mœurs. C'a été pour moi une surprise également vive & douloureuse, de voir que l'on m'impute de pareilles sottises. Je ne sais ce que c'est que cette brochure; je n'en ai jamais entendu parler. Je n'ai fait aucune brochure en ma vie; si jamais homme devait être à l'abri d'une pareille accusation, j'ose dire que c'était moi, messieurs.
Depuis l'âge de seize ans, où quelques vers un peu satiriques, & par conséquent très condamnables, avaient échappé à l'imprudence de mon âge, & au ressentiment d'une injustice, je me suis imposé la loi de ne jamais tomber dans ce détestable genre d'écrire. Je passe mes jours dans les souffrances continuelles de corps qui m'accablent, & dans l'étude des bons livres qui me console; j'apprends quelquefois dans mon lit que l'on m'impute à Paris des pièces fugitives que je n'ai jamais vues, & que je ne verrai jamais. Je ne puis attribuer ces accusations frivoles à aucune jalousie d'auteur; car qui pourrait être jaloux de moi? Mais quelque motif qu'on ait pu avoir pour me charger de pareils écrits, je déclare ici, une bonne fois pour toutes, qu'il n'y a personne en France qui puisse dire que je lui aie jamais fait voir, depuis que je suis hors de l'enfance, aucun écrit satirique en vers ou en prose. Et que celui là se montre qui puisse seulement avancer que j'aie jamais applaudi un seul de ces ecrits, dont le mérite consiste à flatter la malignité humaine.
Non seulement je ne me suis jamais servi de termes injurieux, soit de bouche, soit par écrit, en citant feu monsieur de Campistron, dont la mémoire ne doit pas être indifférente aux gens de lettres; mais je me suis toujours révolté contre cette coutume impolie, qu'ont prise plusieurs jeunes gens, d'appeler par leur simple nom, des auteurs illustres qui méritent des égards.
J'ai trouvé toujours indigne de la politesse française, & du respect que les hommes se doivent les uns aux autres, de dire Fontenelle, Chaulieu, Crebillon, la Motte, Rousseau, &c. & j'ose dire que j'ai corrigé quelques personnes de ces manières indécentes de parler qui sont toujours insultantes pour les vivants, & dont on ne doit se servir envers les morts, que quand ils commencent à devenir anciens pour nous. Le peu de curieux qui pourront jeter les yeux sur les préfaces de quelques pièces de théâtre que j'ai hazardées, verront que je dis toujours le grand Corneille, qui a pour nous le mérite de l'antiquité; & je dis monsieur Racine, & monsieur Despreaux, parce qu'ils sont presque mes contemporains.
Il est vrai que, dans la préface d'une tragédie adressée à mylord Bolingbrooke, rendant compte à cet illustre Anglais des défauts & des beautés de notre théâtre, je me suis plaint avec justice que la galanterie dégrade parmi nous la dignité de la scène; j'ai dit, & je le dis encore, que l'on avait applaudi ces vers de l'Alcibiade, indignes de la tragédie:
J'aurais pu dire avec la même vérité, que les derniers ouvrages du grand Corneille sont indignes de lui & sont inférieurs à cet Alcibiade, & que la Berenice de monsieur Racine n'est qu'une élégie bien écrite, sans offenser la mémoire de ces grands hommes. Ce sont les fautes des écrivains illustres, qui nous instruisent; j'ai cru même faire honneur à monsieur de Campistron, en le citant à des étrangers, à qui je parlais de la scène française: de même que je croirais rendre hommage à la mémoire de l'inimitable Moliere, si pour faire sentir les défauts de notre scène comique, je disais, que d'ordinaire les intrigues de nos comédies ne sont ménagées que par des valets, que les plaisanteries ne sont presque jamais dans la bouche des maitres, & que j'apportasse en preuve la plupart des pièces de ce charmant génie, qui, malgré ce défaut & celui de ses dénoûments, est si au dessus de Plaute & de Terence.
J'ai ajouté qu'Alcibiade est une pièce suivie, mais faiblement écrite; le défenseur de monsieur de Campistron m'en fait un crime: mais qu'il me soit permis de me servir de la réponse d'Horace:
On me demande ce que j'entends par un style faible; je pourrais répondre, le mien. Mais je vais tâcher de débrouiller cette idée, afin que cet écrit ne soit pas absolument inutile, & que ne pouvant par mon exemple prouver ce que c'est qu'un style noble & fort, j'essaye au moins d'expliquer mes conjectures, & de justifier ce que je pense en général du style de la tragédie d'Alcibiade.
Le style fort & vigoureux, tel qu'il convient à la tragédie, est celui qui ne dit ni trop ni trop peu, & qui fait toujours des tableaux à l'esprit, sans s'écarter un moment de la passion.
Ainsi Cléopâtre dans la Rodogune s'écrie:
Voilà du style très fort, & peut-être trop. Le vers qui suit,
est du style le plus faible.
Le style faible, non seulement en tragédie, mais en toute poésie, consiste encore à laisser tomber ses vers deux à deux, sans entremêler de longues périodes & de courtes, & sans varier la mesure; à rimer trop en épithètes, à prodiguer des expressions trop communes, à répéter souvent les mêmes mots, à ne pas se servir à propos des conjonctions, qui paraissent inutiles aux esprits peu instruits, & qui contribuent cependant beaucoup à l'élégance du discours.
Ce sont toutes ces finesses imperceptibles, qui font en même temps la difficulté & la perfection de l'art. In tenui labor, at tenuis non gloria.
J'ouvre dans ce moment le volume des tragédies de monsieur de Campistron, & je vois à la première scène de l'Alcibiade:
Je dis que ces vers sans être absolument mauvais, sont faibles et sans beauté.
Pierre Corneille ayant la même chose à dire, s'exprime ainsi:
Ce quelle que soit de l'Alcibiade fait languir le vers; de plus, Un moment leur suffit pour faire un autre choix, ne fait pas à beaucoup près une peinture aussi vive que ce vers: Si-tôt qu'il nous veut perdre, un coup d'œil nous détruit.
Je vois dans ces premières scènes d'Alcibiade:
Je dis que ce mot, mille, si souvent répété, & surtout dans des vers assez lâches, affaiblit le style, au point de le gâter; que la pièce est pleine de ces termes oisifs, qui remplissent languissamment l'hémistiche des vers: je m'offre de prouver à qui voudra, que presque tous les vers de cet ouvrage sont énervés par ces petits défauts de détail, qui répandent leur langueur sur toute la diction. Si j'avais vécu du temps de monsieur de Campistron, & que j'eusse eu l'honneur d'être son ami, je lui aurais dit à lui même ce que je dis ici au public; & j'aurais fait tous mes efforts, pour obtenir de lui qu'il retouchât le style de cette pièce, qui serait devenue avec plus de soin un très bon ouvrage. En un mot, je lui aurais parlé, comme je fais ici, pour la perfection d'un art qu'il cultivait d'ailleurs avec succès.
Le fameux acteur qui représenta si longtemps Alcibiade, cachait toutes les faiblesses de la diction par les charmes de son récit. En effet, l'on peut dire d'une tragédie, comme d'une histoire: Historia quoque modo scripta bene legitur, & tragedia quoquo modo scripta bene reprœsentatur; mais les yeux du lecteur sont des juges plus difficiles, que les oreilles du spectateur.
Celui qui lit ces vers d'Alcibiade,
se ressouvient à l'instant de ces beaux vers de Britannicus:
Il voit d'abord que les vers de monsieur Racine sont pleins d'une harmonie singulière, qui caractérise en quelque façon Brutus, par cette césure coupée, d'un soldat; au lieu que les vers d'Alcibiade sont rampants & sans force. En second lieu, il est choqué d'une imitation si marquée. En troisième lieu, il ne peut souffrir que le citoyen d'un pays renommé par l'éloquence & par l'artifice, donne à ces mêmes Grecs un caractère qu'ils n'avaient pas:
On voit partout la même langueur de style. Ces rimes d'épithètes indomptables, redoutables, choquent l'oreille délicate du connaisseur, qui veut des choses, & qui ne trouve que des sons. Sur leurs propres foïers plus qu'ailleurs, est trop simple, même pour de la prose.
Je n'ai trouvé aucun homme de lettres, qui n'ait été de mon avis, & qui ne soit convenu avec moi que le style de cette pièce est en général très languissant. J'ajouterai même que c'est la diction seule qui abaisse monsieur de Campistron au dessous de monsieur Racine. J'ai toujours soutenu que les pièces de monsieur de Campistron étaient pour le moins aussi régulièrement conduites, que toutes celles de l'illustre Racine; mais il n'y a que la poésie de style, qui fasse la perfection des ouvrages en vers. Monsieur de Campistron l'a toujours trop négligée; il n'a imité le coloris de m. Racine que d'un pinceau timide; il manque à cet auteur, d'ailleurs judicieux & tendre, ces beautés de détail, ces expressions heureuses, qui sont l'âme de la poésie, & qui font le mérite des Homeres, des Virgiles, des Tasses, des Miltons, des Popes, des Corneilles, des Racines, des Boileaux.
Je n'ai donc avancé qu'une vérité, & même une vérité utile pour les belles lettres; & c'est parce qu'elle est vérité qu'elle m'attire des injures.
L'anonyme (quel qu'il soit), me dit, à la suite de plusieurs personnalités, que je suis un très mauvais modèle. Mais au moins il ne le dit qu'après moi; je ne me vante que de connaître mon art & mon impuissance. Il dit d'ailleurs (ce qui n'est point une injure, mais une critique permise) que ma tragédie de Brutus est très défectueuse. Qui le sait mieux que moi? C'est parce que j'étais très convaincu des défauts de cette pièce, que je la refusai constamment un an entier aux comédiens. Depuis même je l'ai fort retouchée: j'ai retourné ce terrain, où j'avais travaillé si longtemps avec tant de peine & si peu de fruit. Il n'y a aucun de mes faibles ouvrages, que je ne corrige tous les jours, dans les intervalles de mes maladies. Non seulement je vois mes fautes, mais j'ai obligation à ceux qui m'en reprennent, & je n'ai jamais répondu à une critique, qu'en tâchant de me corriger
Cette vérité, que j'aime dans les autres, j'ai droit d'exiger que les autres la souffrent en moi. M. de la Motte sait avec quelle franchise je lui ai parlé, & que je l'estime assez pour lui dire, quand j'ai l'honneur de le voir, quelques défauts, que je crois apercevoir dans ses ingénieux ouvrages. Il serait honteux que la flatterie infectât le petit nombre d'hommes qui pensent. Mais plus j'aime la vérité, plus je hais & dédaigne la satire, qui n'est jamais que le langage de l'envie. Les auteurs qui veulent apprendre à penser aux autres hommes, doivent leur donner des exemples de politesse, comme d'éloquence, & joindre les bienséances de la société à celles du style. Faut il que ceux, qui cherchent la gloire, courent à la honte par leurs querelles littéraires, & que les gens d'esprit deviennent souvent la risée des sots!
On m'a souvent envoyé en Angleterre des épigrammes & des petites satires contre m. de Fontenelle; j'ai eu soin de dire pour l'honneur de mes compatriotes, que ces petits traits qu'on lui décoche, ressemblent aux injures que l'esclave disait autrefois au triomphateur. Je crois que c'est être bon Français, de détourner, autant qu'il est en moi, le soupçon qu'on a, dans les pays étrangers, que les Français ne rendent jamais justice à leurs contemporains. Soyons justes, messieurs, ne craignons ni de blâmer, ni surtout de louer, ce qui le mérite. Ne lisons point Pertharite, mais pleurons à Polieucte. Oublions avec monsieur de Fontenelle des Lettres composées dans sa jeunesse, mais apprenons par cœur, s'il est possible, les Mondes, la Préface de l'Académie des Sciences, &c. Disons, si vous voulez, à m. de la Motte qu'il n'a pas assez bien traduit l'Iliade, mais n'oublions pas un mot des belles odes, & des autres pièces heureuses qu'il a faites. C'est ne pas payer ses dettes, que de refuser de justes louanges. Elles sont l'unique récompense des gens de lettres, & qui leur paiera ce tribut sinon nous, qui courant à peu près la même carrière, devons connaître mieux que d'autres la difficulté & le prix d'un bon ouvrage?
J'ai entendu dire souvent en France que tout est dégénéré, & qu'il y a en tout genre une disette d'hommes étonnante. Les étrangers n'entendent à Paris que ces discours, & ils nous croient aisément sur notre parole; cependant quel est le siècle, où l'esprit humain ait fait plus de progrès que parmi nous? Voici un jeune homme de seize ans qui exécute en effet ce qu'on a dit autrefois de m. Pascal, & qui donne un traité sur les courbes, qui feraint honneur aux plus grands géomètres. L'esprit de raison pénètre si bien dans les écoles, qu'elles commencent à rejeter également, & les absurdités inintelligibles d'Aristote, & les chimères ingénieuses de Descartes. Combien d'excellentes histoires n'avons nous pas depuis trente ans? Il y en a telle, qui se lit avec plus de plaisir que Philippes de Comines; il est vrai qu'on n'ose l'avouer tout haut, parce que l'auteur est encore vivant; & le moyen d'estimer un contemporain autant qu'un homme mort il y a plus de deux cents ans!
Personne n'ose convenir franchement des richesses de son siècle. Nous sommes comme les avares, qui disent toujours que le temps est dur. J'abuse de votre patience, messieurs: pardonnez cette longue lettre & toutes ces réflexions au devoir d'un honnête homme, qui a dû se justifier, & à mon amour extrême pour les lettres, pour ma patrie, & pour la vérité.
Je suis, messieurs, &c.
Voltaire
A Fakener, près de Canterbury, ce 20 juin, 1 juillet [1731]