1733-03-28, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Le dessein où vous me paroissés mon cher amy de faire une édition plus chastiée et plus modérée de vostre temple du goust m'engage à vous écrire tres sincèrement ce que j'en pense et à vous dire avec ma candeur ordinaire les endroits qui m'ont blessé.
En général j'ay été très mortifié que vous l'ayés fait imprimer, tel qu'il est j'entend, car d'ailleurs c'est une des plus heureuses idees et des mieux exécutées en beaucoup d'endroits que je connoisse. Vous me permettés ces sortes de hardiesses, ce sont les droits de l'amitié et je les mérite tous par mon tendre attachement et par la droiture de mes intentions.

Page 8. Voicy un tour imité du Midas de Rousseau qui a frapé tout Le monde. Rousseau le dit en parlant aussi d'un Bernard entouré de flateurs.

A le chanter luy mesme [il] les anime,
Allons faquins, il me faut du sublime &c.

et vous dites

Où tout le jour je prétends qu'on m'admire,
L'argent est prest, faquins obéissés.

Page 13. Je voudrois adoucir quelques termes dont vous vous servés en parlant de la Motte. Par exemple La critique le reconnut à la douceur de son maintien et à la dureté de son stile. Quoyque la Mo te ait fait de mauvais vers, il en a fait quelquefois de bons, et il avoit tant d'esprit qu'il est cher encor à bien des vivans, qu'une critique si sévère pique. Je ne vous demande qu'un tour un peu moins décisif pour dire à peu piès la mesme chose.

Idem. aux Notes, idem judicium.

Idem, L'article de Rousseau me paroit en tout trop fort. Vous attaqués non seulement ses vers, mais ses moeurs. Pour ses vers il est si excellent faiseur de vers dans ses bons ouvrages que je crois qu'il faudroit descendre dans un détail très grand de ceux où il n'a pas réussi pour en convaincre Le public qui ne juge qu'en gros. Ce mesme public a mis Rousseau sur l'autel quand il l'a mérité, et vous renversés son idole du premier coup. Il ne fait pas attention que depuis ce Poète a fait bien des choses qui ne sont pas de la mesme force, c'est donc heurter de front une opinion reçüe, quand il faloit doucement la ramener. Second grief, vous dites net qu'il a été condamné, et ce reproche me paroit indécent. On ne parle point de corde dans la maison d'un pendu. On sait bien que Rousseau étoit un assés malhonneste homme mais je crois qu'il ne le faut pas dire en face. Page 21 aux notes vous dites qu'il fut condamné à l'amende honorable &c. pour des couplets qu'il avoit faits &c. Bien des gens croyent qu'il ne les avoit pas faits &c.

Page 22. Vous faites dire à Rousseau quatre vers qui réellement sont fort mauvais mais on objecte qu'il en a fait d'admirables. Idem aux notes tout le jugement que vous en portés est peutestre un peu trop fort, car en condamnant à l'oubli tous ses derniers ouvrages vous ne dites pas assés de bien de ses premiers.

Page 23 aux notes, permettés moy de vous prier de retrancher ce que vous mettés entre Les vers de l'ode de la Motte que vous oités. Il exhorte Rousseau à tâcher de devenir honneste homme. Je suis au désepoir d'entendre qu'on dise que toutes ces invectives contre Rousseau viennent de la jalousie qu'il vous cause. Envérité vous avés de quoy n'en estre point jaloux. D'autres disent que c'est récrimination, autre reproche qui me paroit également indigne de vous et qui m'est insuportable.

Page 23 et 24 et aux notes. Décision peutestre encor un peu trop tranchée.

Page 25. Pourquoy faire tourner La bouche à Rousseau? reproche t'on Les défauts de figure?

idem. Rien de plus charmant que les Vers qui suivent sur mr. de Fontenelle. Je ne voudrois pas à la page suivante en gaster tout le mérite, en le faisant resouvenir des lettres du chevalier d'Her &c. ny surtout luy parler d'Aspar puisqu'elle n'a jamais été imprimée. On m'a assuré que mr de Fontenelle en seroit très Piqué, et qu'il avoit un amour de père pour ses moindres productions. Laissés le en Paix. C'est d'ailleur un homme qui s'est tant distingué qu'on peut luy passer quelquechose.

J'oubliois que l'endroit où Page 19 vous parlés aux notes de l'abbé Bignon fera ou ressouvenir de la pièce en entier qui étoit oubliée, ou la fera connoitre de ceux qui ne l'avoient jamais vüe. Sa nièce mde de Frequienne m'en parut l'autre jour assés faschée.

Page 34 et 35 et aux notes. Le jugement que vous portés de Segrais est très solide, mais je ne sais si condanner à Pelisson. Quoyqu'il ait raporté les mauvaises pointes que vous cités il passe assés généralement pour bon écrivain. Il est incontestable que st. Evremond faisoit de mauvais vers. Voiture tient encore au coeur de bien des gens. Quoy qu'il ait des Platitudes il a tant d'Esprit qu'il est vraysemblable que dans quelque siècle qu'il fût venu il auroit été un illustre.

Page 51. Je ne voudrois pas réduire Les oeuvres de Marot à cinq ou six feuilles, c'est le restaurateur des lettres, ny Bayle à un Tome, quoy qu'il se trompe et se contredise souvent il est trop aimé, ny Voiture à quelques pages.

Page 52. P. Corneille joignoit enfin l'esprit de discernement à son vaste génie. Je ne voudrois pas cet enfin là ny l'esprit de discernement. Je ne sais si en général dans toute cette tirade il ne faut pas plus Loüer Corneille, Racine, Despreaux, Lafontaine, Moliere. Ce n'est [qu’]à travers l'encens qu'il est permis de montrer au peuples leur défauts &c.

Page 55. Deux rimes féminines différentes vous sont échapées &c.

Page 62. Je n'aimois pas trop que vous eussiés cité là mr. de Surgere, peu connu par ses belles lettres, mais puiqu'il y est ce seroit un outrage que de l'en tirer. Au bout du compte toute cette fin n'est que pour exhorter la jeune noblesse de France aux beaux arts.

Voilà ce qu’à la haste mon amitié et l'intérest tendre que je prens à vous me fait vous observer. Je ne doute pas que vous n'ayés senti toutes ces choses et beaucoup d'autres qui me sont échapées. En général cet ouvrage a charmé les juges équitables par son heureux invention, par sa variété, et son stile, mais il a blessé par La critique amère que vous y faites de deux gens vivans tels que mr. de Fontenelle et mr. Rousseau, et par le jugement très solide mais peutestre un trop décisif que vous portés sur les illustres morts tels que Racine, Despreaux, Lafontaine &c. Ce n'est dans ce dernier article que le ton que je crois qu'il faut adoucir.

Adieu mon charmant amy, vous souhaités deux mains droits pour écrire. Je voudrois bien estre àportée de vous prester la mienne qui est assés inutile dans le monde. Corrigés, effacés, mais surtout adoucissés, il est en vérité indigne de vous de vous répandre en injures et d'estre satirique, il faut laisser cette ressource à ceux qui ne savent pas faire de bonnes choses; je ne mouray point content que je ne vous aye persuadé que rien n'est si satisfaisant que de se faire aimer. A qui cela est'il plus aisé qu’à l'homme que je connoisse le plus aimable?