au châtau de Tournay par Geneve 21 may [1760]
Mon cher philosophe, somme totale la philosophie de Démocrite est la seule bonne.
Le seul party raisonnable dans un siècle ridicule, c'est de rire de tout; Jean Jaques s'est rendu ridicule en voulant qu'on mangeât du gland, et en écrivant contre la comédie après avoir fait des comédies. La pièce qu'on joue à Paris est un ridicule méprisable qui sera bientôt oublié. Freron est digne du pilori mais il est encor plus ridicule. Chaumex idem, Bertier idem, Chauchat idem; maitre Joli de Fleuri le plus ridicule et le plus insolent de tous; et on m'a promis qu'il aurait en son temps tout ce qu'il mérite.
On m'a envoyé les pour, les qui et les quoy. On m'a promis des que. Je ne sçais si tout cela est de Piron, ou de Robé, ou du cocher de Vertamont. Il n'importe. Cela est sûrement d'un rieur, d'un vrai philosophe.
Luc m'a envoyé enfin votre épitre, c'est à dire épitre à vous, corrigée.
Les premiers vers sont beaux. Le reste ne vaut pas le diable. Il faut que cet étrange homme m'ait envoyé plus de deux mille vers depuis deux ans. Il est un peu métromane, il faut en rire, mais je crois qu'il ne rira pas avec Soltikof et Daun. Nous aurons encor longtemps la guerre. Il n'y a pas là de quoy rire. Ce Diable de Silhouette nous a attiré cette guerre pour n'avoir pas entendu le latin, pour n'avoir pas voulu comprendre que ut et ne signifie pas comme aussi, mais comme et, comme et Annapoliset les bords de l'Oyo, et les îles etc. On a fait cette guerre contre les Anglais sans avoir de vaissaux. Ce n'est pas à nous de rire. A Rosbac et à Minden etc. etc. il n'y a pas le mot pour rire. Je me suis fâché en dernier lieu violemment contre Luc et je luy ay fait les plus vifs reproches sur sa conduitte en plus d'un genre. Mais comme les remontrances ne réussissent qu'en France je prends le parti de rire, et je veux mourir en riant. Vous êtes né guai, moquez vous de tous les faquins qui attaquent la philosophie. Ce monde n'est il pas réellement un hôpital de fous? Luc m'écrivait ces jours passées, je vous recommande à la protection de la vierge immaculée et à son fils le pendu; et il effaça imma et laissa culée. Or est il que ceux qui s'échignent, qui se persécutent pour la culée, sont d'étranges fous; et qu'est donc Luc qui pouvait vivre si heureux, détruire l'infâme guaiment, protéger les lettres honorablement, les cultiver paisiblement et qui s'expose au sort de Pirrus et de Charles douze?
Moquez vous de tout vous di-je, assurez vous de quoy vivre, soyez à jamais indépendant, aimez moy, car je vous aime autant que je vous estime.
Riez, riez et vous les écrazerés. Ils m'appellent le comte de Tornet, mais qu'ils viennent à Tourney, et ils seront piloriez. N'allez pas vous aviser de m'écrire au comte de Tourney comme fait Luc. Mais j'ay à cœur qu'on écrive au gentilhome ordinaire du roy; car le roy m'a conservé cette charge, et pardieu le roy a de la bonté pour moy, ce que ces bougres là ne savent pas, et je suis très bien auprès de made la marquise, et très bien auprès de M. de Choiseuil, et je me fous de Joli de Fleuri, et je luy donnerai sur les oreilles dans l'occasion.
V.