Dijon 24 Mars 1733
Je vous rends, Monsieur, de nouvelles grâces pour le Temple du Goût.
C'est une Pièce à lire, & à garder pour sa singularité. On y reconnoît par tout le caractère de l'Auteur, à qui on ne peut refuser la justice, qu'il n'ait de l'esprit, des talens, & de la facilité, Mais qui en abuse étrangement en tout sens. Je ne suis point surpris de ce qu'il dit contre Rousseau, lequel paroissant l'avoir attaqué le premier, a mérité quelques représailles. C'est véritablement agir de corsaire à corsaire. Mais que lui ont fait La Motte, Fontenelle, & tant d'autres? D'ailleurs quelle témérité d'attaquer ainsi les vivans & les morts, même les plus respectables, Saumaise, Voiture, Balzac, Pélisson &c! Quelle impudence de rappeller le souvenir des choses injurieuses aux personnes, qu'il a voulu, ou plustost qu'il a fait semblant de loüer! Quelle grossiéreté, en voulant dire des douceurs à Mr de Luçon, qu'il veut qu'on croye son ami, de dire de son père les choses les plus déplaisantes, & en faisant l'Eloge de feu M. de Maisons, a qui il devoit tout, de nous apprendre qu'il n'étoit aimé que de peu de gens! Quel orgueil d'expulser presque tout le monde du Temple du goût, comme il l'avoit déjà fait de celui de l'Amitié, pour s'y placer presque tout seul, & de n'y laisser par grâce Marot, Rabelais, Rousseau, Fontenelle, Bayle, la Motte, que pour une portion très mince de leurs Ecrits! Je ne parle pas des Négligences de son stile, qui souvent ressemble assez à ce qu'il blâme dans Chapelle, de ses rimes, qui souvent son[t] détestables, de ses fins de vers par des imparfaits, il faisoit, il disoit &c.qui sont insuportables à une oreille délicate, de ses vers en prose, qui se trouvent souvent de même mesure à la suite des vers véritables, ce qui est fort vicieux, &c. Mais je ne m'aperçois pas que je parle à un Connoisseur, qui sent tout cela mieux que personne. Je finis donc en vous assurant que personne ne vous honore plus parfaitement, Monsieur, que vostre très humble & très obéissant serviteur
Le P. Bouhier