1765-10-19, de Jean André Deluc à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je suis afligé de voir deux personnages faits pour deffendre la liberté, se trouver désunis par de fatales circonstances.
Des mals-entendus, de faux rapports, ont produit sans doute le plus grand mal, un peu de précipitation peut-être & d'inattention ont fait le reste.

Permettés, Monsieur, à un homme qui aime la justice, de vous parler comme il parlera à Mr Rousseau, & de vous faire connoitre comme à lui ce qu'il croit appercevoir des causes de votre éloignement réciproque.

Il est certain, Monsieur, qu'on a assuré Monsr Rousseau de plus d'un endroit, que vous avez contribué à l'arrêt prononcé par notre Conseil contre ses Livres & sa personne; de là son irritation. Il est certain encore qu'on lui a rapporté plusieurs prétendus discours par les quels on l'a persuadé que vous cherchiez à faire suspecter sa bonne foi & à le rendre odieux. Qu'il eût été heureux de couper la racine de ce mal, en l'assurant à tems, comme je puis maintenant le faire, que tous ces rapports étoient calomnieux!

Je ne veux point justifier entièrement Monsieur Rousseau; il devoit assez vous connoitre, Monsieur, pour juger que vous ne pouviez être persécuteur: il auroit dû se tenir en garde contre des rapports qui vous mettoient en contradiction avec vous-même. Il ne l'a pas fait & au contraire il a vu toute votre conduite à son égard comme une suite de votre aversion pour lui: c'est ce que je lui représenterai d'après les éclaircissemens que vous avez bien voulu me donner.

Mais, Monsieur, oserai-je vous parler sincèrement? Ouï sans doute; & je perdrois l'estime dont vous voulez bien m'honnorer si j'étois capable de dissimulation. Je prendrai donc la liberté, Monsieur, de vous dire franchement que vous n'avez pas été à l'abri des impressions qu'on a voulu vous donner contre Mons. Rousseau. Je le vois par l'affaire de Venise; vous avez laissé échaper deux circonstances essentielles. Permettés que je les mette sous vos yeux.

Un moment d'inattention vous a fait voir dans les Lettres de la Montagne que M. Rousseau se vante d'avoir été premier secrétaire d'ambassade; cependant, Monsieur, il ne le dit pas. Voyez, je vous prie, la page 136 de la première partie, dans la note; vous y lirez: Le magicien qui faisoit ces sorts étoit le premier secrétaire de l'Ambassadeur de France & il s'appelloit J. J. Rousseau. Relisez aussi, Monsieur, la Lettre à M. du Theil, vous y verrez comme je l'ai vû, que M. le Comte de Montaigu avoit pris M. Rousseau pour secrétaire, & que la plainte de celui-ci étoit principalement fondée sur ce que cet ambassadeur le traittoit comme un valet. Voilà, Monsieur, qui rapproche les choses. Cela n'empêche pas que je ne blâme beaucoup M. Rousseau de vous avoir écrit avec tant d'humeur; je n'y vois pas non plus qu'il ait été secrétaire d'ambassade; mais au moins il ne s'en est pas vanté dans les Lettres de la Montagne; je tâcherai d'éclaircir le reste.

Vous pardonnerez, Monsieur, ma hardiesse, je vous offenserois si j'avois quelque doute à cet égard; Je désire ardemment de voir réconciliés des hommes dont les forces réunies pourroient bien combattre efficacement le despotisme & l'intolérance. Mais s'il est quelque moien de parvenir à cette réconciliation, l'éclaircissement des faits doit être le premier. Je commence auprès de vous, Monsieur, parceque nôtre voisinage rend cette entreprise plus facile; peut-être qu'étant désintéressé j'ai apperçu ce qu'un peu de prévention vous cachoit. J'attendrai donc d'avoir oppéré le bon effet de diminuer à vos yeux les torts de M. Rousseau, pour lui représenter les siens d'une manière plus efficace.