1766-11-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre de Taulès.

J'ai l'honneur, monsieur, de vous renvoyer les lettres originales du très original Jean Jacques.
Ne pensez vous pas qu'il serait convenable que je donnasse à m. le duc de Choiseul la permission de faire imprimer l'extrait de ces lettres et de mettre au bas: par ordre exprès du ministère de France? Ne serait ce pas en effet un opprobre pour ce ministère qu'un homme tel que Jean Jacques Rousseau eûe été secrétaire d'ambassade? Les aventures de d'Eon, de Vergy, de Jean Jacques, sont si déshonorantes qu'il ne faut pas ajouter à ces indignités le ridicule d'avoir eu un Rousseau pour secrétaire nommé par le roi. Je m'en rapporte à son excellence. J'ose me flatter qu'il pensera comme vous et comme moi sur cette petite affaire, et je vous supplie de m'envoyer ses ordres et les vôtres. J'écris à m. le duc de Choiseul; il n'est pas juste que Jean Jacques passe pour avoir été une espèce de ministre de France, après avoir dit dans son contrat insocial, page 163, 'que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont que de petits brouillons, de petits intrigants, à qui les petits talents qui font parvenir aux grandes places, ne servent qu'à montrer leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus'.

Je ne sais si monsieur l'ambassadeur pourrait en dire un mot dans sa dépêche; je m'en remets à sa prudence, à ses bontés et à la bienveillance dont il daigne m'honorer.

Par ma foi, monsieur, vous aurez de ma part du respect autant que d'amitié; mais je vous demande en grâce de ne vous plus servir de ces formules qui blessent le cœur, et un cœur qui est à vous.

Voltaire