Charlotte street Bloomsbury 15me d'Août 1777
Je suis assez mortifié mon cher monsr de remarquer qu'il y a quatre années depuis que vous m'avez donné de vos nouvelles.
Je dois sentir que les maladies dont vous plaignez m'empêchent de recevoir Les Lettres fréquentes que pendant bien des années vous m'avez honoré, mais comme vous avez toujours un Amanuensis auprès de vous, il ne seroit pas difficile de lui dicter quelques Lignes afin que je pourrois sçavoir que je tiens encore une place dans votre souvenir.
Mais malgré votre long silence je vais vous addresser sur un sujet qui m'a beaucoup intéressé, et qui intéressera bien un Cœur tel que le vôtre.
Depuis la paix de l'année 1762 nous avons possédé en Angleterre Le chevalier D'Eon qui arriva avec monsr Le Duc de Nivernois, l'Ambassadeur de France, en qualité de secrétaire d'Ambassade, et aprés son Départ chargé d'affaires. Il étoit Capitain de Dragons, Docteur en Droit civil, Conseillier du parliament de Paris, Censeur royal d'Histoire et des Belles Lettres, et avoit été secrétaire d'Ambassade à Petersbourg sous le Marquis de l'Hopital. Il possédoit des Talens extraordinairs, un génie bien cultivé, et orné avec toute sorte d'Erudition comme ses Ecrits l'ont bien prouvé, un Esprit brilliant, accompagné d'une Gaieté du Cœur qui le faisoit goûtér et recherchér par tout le monde. Vous n'ignorez pas sans doute ses Démélés avec la Cour de France, et les malheurs qu'il essuia en Angleterre par les persécutions du Comte de Guerchy qui succéda au Duc de Nivernois. Mais le feu Roi étant toujours son gracieux protecteur Il triompha enfin de tous ces Revers. Et depuis ce Tems là il a passé sa Vie dans les Etudes, fort sage, fort retiré, et bien chéri et estimé par tous ses Amis. J'ai eu depuis bien des Années le plaisir de le Connôitre intimement, et Je puis vous assurer que cette Connoissance m'a fait estimer son Cœur, même autant que J'ai admiré ses Talens.
Vous n'ignorez pas non plus que depuis Quatre ou cinque ans Il a été question de son sexe. Quelquesuns de ses Amis ont eu leurs soupçons là dessus bien du Tems, mais les Arrangements qu'il vient de faire avec la Cour de France ont éclairé le Monde à l'Egard de ce sujet, de sorte qu'il n'est plus une Question aujourdui, et nous ne parlerons plus aprésent du Chevalier D'Eon que sous le Titre de madlle de Beaumont. J'ai été réjouï de la voir enfin dans son appareil féminin, et de voir Le guerrier et Le politique déposer ses Lauriers, pour exciter encore notre Respect par des nouveaux Attraits. Vous croyerez comme moi que touttes les Femmes d'Europe doivent lui ériger un Autel pour avoir tant fait pour l'honneur de leur sexe. Elle leur a franchi des nouvelles Routes à la Renommée, en les prouvant qu'il leur est possible de cultiver tous les Ars de la politique, d'acquérir la gloire des Conquérans, et de soutenir la Vertu au millieu des plus grandes de Tentations.
Elle est partie àprésent pr Versailles où Le Roi et tout le monde sont empressé de la voir. Après qu'elle a finie ses affaires à la Cour, elle se propose d'aller immédiatement à Tonnere pour embrasser sa mère qu'elle n'a vuë que deux fois depuis vingt trois Ans, et cela même seulement en passant par la Bourgogne pour joindre son Régiment.
Les grands génies ont des Liaisons, cela est bien naturelle; aussi Madlle de Beaumont a grande Envie de vous voir, et voudroit bien entreprendre le Voyage de Tonnere à Ferney si elle pourait être sûre que vous L'accorderiez le plaisir de passer deux ou trois Jours dans votre société. Elle m'a prié de vous écrire à cet égard, et comme elle se trouvera à Tonnere vers la Fin de ce mois ou le commencemt de septembre elle se rendera à Ferney dans le courant de septembre si vous voulez lui addresser une Lettre à Tonnere en Bourgogne, et la Lettre sera addressée au chevalier D'Eon, elle l'attenderoit avec Empressement. Je suis persuadé que le grand Rôle qu'elle a si bien soutenu pendant tant des Années et ses grands Talens qui l'ont rendue capable de se si bien jouër vous inspireront le Désir de connoitre une personne que la nature et la Fortune ont si distinguée, et qui cherche de vous voir; c'est La Fille la plus célèbre d'Europe qui voudroit s'entretenir avec un Homme qui a été pendant presque un siècle son plus grand ornament.
Tels sont les Contours du portrait de mademoiselle de Beaumont. Pour la bien peindre, et donner au portrait le Coloris brilliant qu'il devroit avoir, Il me faudroit une plume telle que la vôtre. Peutêtre la mienne est elle trop hardie d'écrire à l'homme le plus distingué dans le Monde Littéraire, au sujet d'une Fille la plus singulière dans le monde féminin. Si votre santé vous permettera de la recevoir vous trouverez en son charactère un génie qui vous charmerà, et un Cœur qui vous apprendera à l'aimer.
Si c'est trop de peine de m'écrire vous même vous me ferez un plaisir très sensible de me dicter quelques mots par votre secrétaire, c'est un Droit qu'une Amitié de vingt deux ans exige et que votre Cœur ne sçaura me refuser. J'attendrai de vos nouvelle avec Impatience en vous assurant de l'Estime que Je vous conserverai à jamais.
J'ai l'honneur d'ètre mon cher monsr
votre Ami, très affectioné et trés obéisst servr
G. Keate
PS. J'oubliai de vous dire que madlle de B. a été faite Franc maçon à Londres, peutêtre est elle la seule Fille à qui ces mystères ont été confiés.