Le 11 may 1762
Mon illustre, respectable et très cher ami, je suis d'une Paresse inexcusable, et le moy des années précédentes ne pardonne pas au moy d'àprésent de vous négliger; je vous ay point Ecrit depuis un temps infini, quoique je sois du petit nombre des élus, dont vous voulés bien recevoir les lettres, et quoique je vous aime et vous admire plus que persone au monde; mais enfin la nouvelle effrayante de vostre maladie me tire de mon anéantissement.
On nous a dit que vous aviés été très mal d'une inflamation; la consternation a été générale: les gens de Lettres à la teste d'un peuple afligé craignoient de perdre un défenseur respectable et respecté. Que deviendrons nous, disoient'ils, si ce protecteur du goust chancelant nous manque? qui désormais portera cette Egide invincible et terrible aux sots et nous garantira des attentats des Frer.. et des Pompi . . . ? Le Père de la Henriade et de tant de belles tragédies est l'unique astre de nostre siècle et qui nous guide; d'autres crioient, qui nous peut remplacer le conteur facile et badin de la Pucelle, le Moliere nouveau, l'autheur de Nanine et de tant d'autres jolies comédies? Tous couroient les rües la douleur sur le visage et le désespoir à la bouche: je les courois aussi les rües, en meslant mes larmes sincères à ces frayeurs du Public, quand enfin j'ay trouvé mon consolateur, mr. Cromelin m'a montré une Lettre de Genève dattée du trois qui nous rapelle tous à la vie en nous assurant que la vostre est en sûreté. Je l'ay baisée mille fois cette lettre aimable, j'en ay porté la nouvelle dans les carrefours et dans les places; j'aurois chanté des hymnes, si je savois chanter, si ma foible voix n'étoit pas éteinte. Oh combien de vers de sentiment auroient remercié l'Esculape qui vous a rendu aux vœux de vos citoyens, aux voeux du monde entier! Mais je n'ay plus que le sentiment, et j'ay perdu la manière de l'exprimer; je croiray donc désormais à ces magiciens qui ont la puissance de fixer sur nostre horison avec des caractères mistérieux nos grands luminaires; je croiray aux métamorphoses; misérable comme Battus, mon coeur est environné d'une matière solide, il ne reçoit ny ne rend ces impressions légères des images qui font le brillant de l'imagination; tout intérieur il n'a plus que le mouvement de la vie, tout entier à vous je ne puis vous dire assés dignement combien je vous aime, quel suplice pour un coeur tendre!
Je fus hier à Zelmire, Tragédie nouvelle d'un mr. Dubelloy. Il y a des situations coup sur coup, des incidens accumulés, quelques vers assés bienfaits, des caractères qui ne sont nulle part. Si l'autheur est un jeune homme, il y a à Espérer qu'il prendra des sujets moins composés, et qu'il ne formera plus de ces tableaux fantastiques, qui en se succédant trop rapidement ne font plus leur Effet; qu'il est beau de se choisir un sujet simple, de l'exposer clairement, de le noüer avec des liens tirés du fonds mesme, et de le terminer par une catastrophe ainsi inattendüe que naturelle. Envoyés nous donc vostre Olimpie.
Permettés moy d'assurer mde Denis de mon Respect, je ne luy ay point écrit parceque je n'écris plus; la teste me tourne actuellement; je vous écris là des choses misérables et de pures balivernes, mais vostre ancienne bonté pour moy saura distinguer cet or pur de l'amitié parmi tous les fatras, et le terrain de la mine.
C.
à Paris ce 11 may 1762
Je seray encore le reste du mois à Paris, rüe st Pierre, proche les petits pères de la place des Victoires, après quoy je vais à mon ordinaire labourer ma terre et cultiver mon jardin.