1765-10-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean André Deluc.

Monsieur Marc Chapuis sait que je lui dis à Genêve et chez moi en 1754 et en 1755 que tout ce que j'avais était au service de Mr Rousseau.

Pour récompense, Mr Rousseau m'écrivit de Montmorenci en 1759, Monsieur, je ne puis vous aimer, vous corrompez ma république en donnant des spectacles chez vous. Est-ce là le prix de l'azile qu'elle vous a donné?

Vous remarquerez qu'il faisait alors des opera, des Comédies et des romans, que sa République depuis ce temps lui a donné peu d'azile; que l'azile prétendu que m'a donné sa République était une maison de campagne à moi vendue par le Conseiller Mallet; que par mon marché j'en païai soixante et dix sept mille livres à condition que j'en recevrais trente huit mille livres quand je la quitterais; Que le Conseiller Jaquet disputa avec le Conseiller Mallet à qui me vendrait sa maison; qu'ils rendirent le petit Conseil arbître de leurs prétentions; qu'enfin, je n'ai point besoin d'azile, et que j'en donne aux autres dans mes terres.

Je ne répondis point à la Lettre de mr Rousseau, et je le plaignis d'outrager un homme qui ne lui avait fait que des offres de service.

Je pris hautement son parti dans son malheur, et lorsqu'on le décréta de prise de corps à Genève je blâmai publiquement cette dureté, comme je la blâme encore. Ceux qui ont dit que je solicitai cette sentence me connaissent peu, et sont des calomniateurs.

Si j'avais agi contre Mr Rousseau je l'avouerais publiquement et j'agirais encor contre lui, j'en aurais le droit, puisqu'il m'a offensé indignement sans aucune raison.

Il lui a plu de m'écrire il y a trois mois de Moutiers Travers cette Lettre honnête:

Monsieur, s'il est vrai que vous aiez dit que je n'ai pas été Secrétaire d'ambassade à Venise, vous en avez menti; et moi j'en ai menti s'il n'est pas vrai que j'aie été secrétaire d'ambassade et que j'en aie eu tous les honneurs.

Observez que j'ai à présent en main ses Lettres écrittes du 8 et du 15 Aoust 1744 à Mr Du Theil premier commis des affaires étrangères, dans lesquelles il dit, Il y a quatorze mois que je suis entré au service de Mr le Comte de Montaigu (ambassadeur à Venise). J'ai mangé son pain. — Mr l'ambassadeur en me renvoiant comme un valet m'a fait mon compte; il m'a proposé en termes très nets de souscrire à une réduction, ou de me faire jetter par la fenêtre. J'implore vôtre protection contre les cruels traittements que Mr l'ambassadeur éxerce sur le plus fidèle de ses domestiques. — Je sais que dans les démêlés entre le maître et le domestique, c'est toujours le domestique qui a tort. — J'aime mieux négliger quelques moiens de deffense contre un maître que j'ai servi, que d'être son délateur.

Cependant, dans cette Lettre même il se rend délateur de Mr le Comte de Montaigu son maitre.

Il a été le mien dans les lettres de la montagne, dans ces mêmes Lettres où il dit qu'il a été premier secrétaire d'ambassade. Il m'y accuse d'une brochure que tout le monde sait être du médecin La Métrie. Il a cru qu'en me calomniant il se justifierait, et il s'est trompé.

Si je voulais publier ses Lettres de Venise il serait couvert d'opprobre.

S'il écrit contre moi je les publierai.

Si la personne qui s'intéresse à lui veut lui rendre un vrai service, elle lui dira éxactement la vérité parce qu'il faut qu'il la connaisse pour en rougir, et pour se corriger.

S'il avait entendu ses intérêts et ceux de ses amis, il aurait eu une conduitte moins insensée et moins malhonnête. S'il est possible qu'il se repente et qu'il se corrige je lui pardonnerai sincèrement.

Voltaire gentilhome ordinaire du Roy