De Geneve Du Vendredi 22 9bre 1765
Monsieur,
Je dois vous informer de quelques conversations que nous avons eues avec Mr De Voltaire, que le Conseil m'a ordonné de vous mander, présumant que mr le Duc de Praslin pourroit en avoir connoissance, & dont vous ne parlerés point le premier.
Je reçus le 27 du mois dernier une lettre de Mr De Voltaire, dans laquelle après m'avoir dit un mot de l'affaire des dixmes, il ajoutoit:
‘Je me suis toujours fait, Monsieur, un honneur & un devoir de marquer mon zèle pour le Conseil de Geneve et de le servir autant qu'il a dépendu de moi: je vous prie de l'assurer que ce zèle ne s'est point refroidi et qu'en toutes les occasions je lui témoignerai mon attachement respectueux. Ma santé, comme vous le sçavés, Monsieur, ne me permet pas de sortir de chés moi. Si vous pouvés vous échaper quelques momens et venir diner à Ferney je regarderai cette bonté comme une grande grâce. J'aurai l'honneur de vous entretenir & de vous marquer de vive voix le respect &c.’
J'eus l'honneur de lire au Conseil cette lettre, dont je reçus l'ordre d'aller à Ferney; il y avoit déjà quelque tems qu'on parloit beaucoup des visites que les Représentans faisoient à Mr De Voltaire. On présuma qu'il vouloit m'en entretenir. Je me rendis à Ferney le 30, je lui dis que j'avois préféré d'avoir l'honneur de le voir, que Messeigneurs informés de ses sentimens pour eux m'avoient chargé de lui exprimer leur sensibilité. Il me dit d'abord avec une grande effusion de cœur qu'il étoit plein de respect pour le Conseil et qu'il désiroit qu'il fût persuadé de son dévoüement et de son zèle pour tout ce qui peut intéresser l'Etat: qu'on l'avoit calomnié dans le public et représenté comme ayant des liaisons intimes & dangereuses avec les Représentans & qu'il espéroit que le Conseil n'auroit ajouté aucune créance à ces bruits, qu'il étoit vrai que ne pouvant refuser sa porte à personne il avoit reçû la visite de Deluc fils accompagné de Vieussieux, que le sujet ou le prétexte de cette visite fût le désir qu'avoit Deluc de connoitre par lui-même les titres qui étoient au Château de Ferney, qui prouvoient que ses ancètres avoient possédé cette Terre; qu'après l'avoir satisfait là-dessus la conversation étoit naturellement tombée sur nos dissensions & sur Rousseau: qu'ils lui témoignèrent leur crainte sur l'abus du droit négatif, qu'il leur répondit qu'elle étoit chimérique, que la crainte des abus à venir portoit à tout, par ce qu'il est possible d'abuser de tout, qu'il falloit se reposer sur la sagesse du Conseil, qui lui paroissoit bien éloigné d'abuser de son autorité, qu'il lui avoit paru foible dans sa conduite vis-à-vis Rousseau: que la continuation des dissensions lui paroissoit tendre à une Médiation, ce qui étoit un pas vers la servitude, qu'il leur dit que tant qu'ils suivroient les directions de Rousseau, il ne pouroit leur taire qu'ils seroient regardés à la Cour de France comme des rebelles & des séditieux, que Rousseau y étoit en abomination. Ils l'assurèrent qu'ils ne suivoient plus ses conseils. Il leur répondit qu'ils ne le connoissoient pas, qu'il avoit le coeur noir, qu'il se borneroit à leur en citer un éxemple qui le concernoit; qu'il lui avoit écrit il n'y a pas long-tems, ‘Si vous avés dit que je n'étois pas secrétaire d'Ambassade à Venise, vous en avés menti et si je ne l'ai pas été vous pouvés me dire que c'est moi qui en ai menti’; que pour s'assurer de la qualité de Rousseau il avoit écrit pour avoir du bureau ce qui pouvoit le concerner, qu'on lui avoit envoïé la copie de trois lettres que Rousseau avoit écrit à mr Du Theil, Premier Commis du bureau des Affaires étrangères en 1741, dans les quelles en se plaignant de l'Ambassadeur, il dit qu'il mange son pain, qu'il étoit à ses gages, et qu'il étoit son secrétaire, qu'il étoit brouillé avec lui pour le règlement d'un compte, qu'il avoit eu peur qu'il ne le jettât par la fenêtre, & qu'il l'avoit menacé de coups de bâton: qu'il leur avoit lû ces lettres, et il me les fit lire.
Il me dit ensuite qu'on accusoit le Conseil d'être la cause des ordres que le Canton de Berne avoit donné à Rousseau de se retirer. Je l'assurois que le Conseil n'avoit jamais rien écrit à aucune Puissance sur le compte de Rousseau. Il ajouta qu'on l'accusoit d'avoir écrit un mémoire adressé à Mr Le Duc de Praslin contre le Magistrat, qu'on pouvoit s'informer si ce fait n'étoit pas faux, que toutes les fois qu'il avoit écrit, c'étoit d'une manière favorable au Conseil: Il s'étendit ensuite sur la folie qu'il y avoit d'imaginer qu'il pût se lier avec les Représentans dans des vues défavorables au Conseil, qu'il fait trop de cas de son estime & de celle de tous ses amis pour avoir de semblables desseins. Tout ceci fut dit de manière que je compris qu'il avoit fortement désiré de s'expectorer avec moi. Il me pressa de garder le secret & invita le Conseil à en faire de même. Il me dit qu'il se trouvoit dans une position telle qu'il pouvoit rendre au Conseil des services importans dans l'occasion qu'il regardoit comme très prochaine, mais qu'il ne falloit pas s'effaroucher si on voyoit aller quelques uns des principaux chez lui, qu'ils le regardoient comme une personne neutre, qu'ainsi ce qu'ils pourroient leur dire feroit plus d'effet que ce qui partiroit de tout autre, que le Conseil pouvoit prendre Confiance en lui, qu'il feroit ce qu'il désireroit, qu'il lui étoit entièrement dévoué & il m'en donna pour preuve qu'on lui avoit écrit de se séparer de la République pour l'affaire des Dixmes, qu'il n'avoit pas voulu le faire présumant qu'on vouloit peut-être lui être favorable & nous condamner. Je le remerciai beaucoup de ses dispositions, l'assurant que j'en informerois le Conseil.
Je me trouvai seul ensuite avec Made Denis qui me dit qu'elle désiroit de me parler depuis quelque tems & elle m'informa que lors que son Oncle quitta les Délices Chapuis, Deluc & D'autres allèrent lui témoigner leurs regrets de ce qu'il quittoit le territoire de la République. Ils parurent parler au nom des Citoyens qui se flattoient de n'avoir en rien contribué à cette retraitte; elle me dit qu'elle ne pouvoit me dissimuler que le brûlement du Dictionnaire Philosophique avoit affecté son Oncle, que cependant elle l'avoit calmé en lui représentant que le Conseil étoit gèné dans ses délibérations par les ménagemens qu'il doit avoir pour le Consistoire & par l'égalité qu'il doit observer dans ses Jugemens ayant brûlé Emile: elle me réitéra les sentimens de son oncle pour la République & elle m'assura qu'il avoit été três fâché des bruits répandus contre lui. Elle pense que les visites de Mr Deluc & autres n'avoient pour but que de se rendre son oncle favorable dans le cas de l'appel de la Médiation & elle me dit qu'elle tenoit de lieu sûr que si on étoit obligé d'y recourir, l'intention de la Cour étoit de se tenir radicalement au premier ouvrage.
Sur mon raport j'eus ordre de me rendre à Ferney & de dire à mr De Voltaire que le Conseil avoit une véritable satisfaction de ses sentimens, persuadé qu'il étoit qu'il lui rendroit service dans toutes les occasions. Mes ordres portoient de le sonder, sans cependant rien avouer qui pût lui faire croire que le Conseil voulût le charger d'aucune proposition.
La veille de mon départ Mr De Voltaire avoit envoyé à Mr le Csler Jb Tronchin une lettre, dans laquelle après lui avoir manifesté ses sentimens pour sa famille à l'occasion du libelle, & son attachement à la constitution du Gouvernement, il dit, ‘que voyant avec douleur les jalousies & les divisions qui règnent il propose une entrevuë dans un diné à sa campagne entre deux Magistrats des plus concilians & deux des plus sages Citoïens àlaquelle on pourroit inviter un Avocat auquel les deux partis auroient confiance’, & il finit en invitant Mr Tronchin à y aller avec mr le Csler Turrettin au cas que sa proposition ne pût pas avoir lieu. Mrs les sindics à qui mr Tronchin communiqua cette lettre, lui ordonnèrent de lui répondre qu'il la leur avoit communiquée & qu'ils s'y réfléchiroient: On n'en dit rien d'abord au Conseil, on me mit de la confidence. On m'ordonna de feindre d'ignorer le contenu de cette lettre & je me rendis à Ferney le lendemain 14 de ce mois; j'informai Mr De Voltaire que j'avois rendu compte au Conseil de notre précédente conversation & que j'avois eu ordre de lui témoigner de nouveau la sensibilité du Conseil aux sentimens qu'il m'avoit exprimé. Il me réitéra les assurances de son dévouëment & il me dit, qu'il avoit écrit à Mr Tronchin & s'il ne m'avoit pas communiqué sa lettre; je lui dis que je l'ignorois entièrement, il en parut un peu surpris & tout de suite il me dit, il y a beaucoup de mécontentement & d'aigreur, il faut chercher quelques moyens qui puissent contenter les représentans. Il vaut mieux le faire par vous même que par autrui. Mr Le Duc de Praslin a bien connoissance que le Roi a été médiateur, mais il ne connoit point votre constitution. Je le trouvai tout occupé de la lecture des lettres populaires & d'un manuscrit que mes yeux ne purent lire étant un peu éloigné de lui; j'ay beaucoup réfléchi, dit-il, sur les moyens de concilier vos différens & j'imagine qu'on pourroit contenter les Représentans en trouvant un expédient qui donnât de l'efficace aux Représentations mais qui les rendit extrêmement rares. Pour cela je pense qu'il faudroit fixer le nombre des Représentans, leur âge & leur qualité afin que le Conseil y ait égard. Si on poussoit ce nombre jusqu'à 6 ou 700, je doute qu'il fût aisé de persuader un si grand nombre de Citoyens à moins que le Grief ne fût évident; je lui répondis que ce moyen altéreroit notre constitution, qu'il n'étoit pas si difficile qu'il l'imaginoit de réunir 6 à 700 Bourgeois, que telles étoient les liaisons qu'occasionnent les cercles, les fabriques & le commerce qu'un Chef, pour peu qu'il soit accrédité, peut faire apuier ses griefs prétendus par ce nombre de Citoyens & même par un plus grand, qu'ainsi l'expédient proposé iroit toujours à faire porter au Conseil Général les fantaisies d'un homme en tète de la Démocratie. Il me parut sentir la force de cette réflexion, il n'insista pas, il ne me dit rien de plus & je partis.
Mr les sindics informèrent le Conseil de la lettre de mr De Voltaire & l'avis fut que mr Tronchin iroit à Ferney où après avoir exprimé à mr De Voltaire les sentimens du Conseil pour lui, il lui diroit qu'il jugeoit n'avoir pas le droit de transiger sur la constitution du Gouvernement de la République, qu'ainsi l'entrevuë qu'il proposoit, ne pourroit aboutir à rien. Mr Tronchin fut chargé de l'en détourner le plus poliment qu'il pourroit. Mr Tronchin est allé à Ferney le 20, Mr De Voltaire à bien pris la résolution du Conseil & il a dit que dans toute cette affaire il ne vouloit être que le Cabaretier. Il parla encore de la proposition qu'il m'avoit faite, & il dit qu'il auroit fallu mettre par écrit l'explication de huit ou dix Loix qui tiennent le plus au cœur des Représentans, qu'on auroit confirmé le droit négatif pour le reste; quelques uns le sont allé voir Lundi dernier & ils lui ont manifesté leur intention de n'élire aucuns Magistrats qu'ils n'aient obtenu leur demande, qu'ils vouloient absolument mr Trembley pour Procureur Général ou point; J'ai l'honneur d'être
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur
Lullin Cer & Sre d'Etat