1766-04-12, de Jean Antoine Silvestre à Georges Auzière.

Je viens d'aprendre que vous vous disposiez, mon cher Ami, à rendre visite demain à notre illustre Protecteur.
Permettez que je vous invite de plus fort à mettre sous ses yeux les objections que j'ai opposées à une démarche publique auprès des Seigneurs Médiateurs. Nous avons paru devant deux de Mrs les Sindics: Vous savez comment ils ont pris la demande d'un Etat; quoique faite avec tout le ménagement possible elle n'a pas paru mériter d'avantage leur attention que la réclamation de nos griefs. Ceux ci leur ont semblé bien minimes, celle là très hazardée. J'avois imaginé que nous pouvions leur être très nécessaires & vû les circonstances il paroissoit que c'étoit le tems où jamais d'avancer une pareille proposition; cette Epoque échapée qui peut se flatter, disions-nous, qu'elle se rencontre une seconde fois dans la suite des siécles. Ainsi la glace est rompuë, & c'est au gouvernement à voir à quelle place nous pouvons lui être utile, c'est aux Citoyens & Bourgeois Représentans, s'ils ont autant d'amour pour la liberté de la chère Patrie qu'ils en font paroitre, à nous ranger à leurs côtés comme un Corps auxiliaire toûjours prêt à voler à leur défense au cas de besoin: C'est enfin aux Illustres Puissances Médiatrices à juger si nous ne pouvons pas former dans l'Etat un équilibre nécessaire pour balancer deux Partis puissans dont les intérêts troubleront sans cesse la tranquilité publique. Dans la position locale de notre République, nous avons ce semble peu de guerres étrangéres à craindre, tandis que nous avons tout à redouter de nos dissentions domestiques.

Quelle plus déplorable situation que la nôtre! Faute d'un état fixe, étrangers à la constitution il nous faudra voir les bras croisés la Patrie déchirée, la liberté oprimée ou le gouvernement avili. Dans cet état des choses, réclamerons nous des droits que nos Ancêtres ont laissé prescrire? Il me paroit que c'est un peu tard. Outre que nous ne les avons possédé que peu de tems & seulement dans de ces occasions importantes où le gouvernement avoit un pressant besoin de tout son Peuple, c'est qu'en vérité nous n'avions point encore alors de Constitution fixe. Ainsi notre salut ne peut venir que de la convenance & celle-ci est à cette heure ou jamais elle ne le sera de la plus haute nécessité. Mais avec quelle circonspection ne devons nous point la ménager? Il faut intéresser le gouvernement en notre faveur sans blesser la jalousie des Citoyens. Il ne faut pas même en faire la proposition d'une maniére publique. C'est assez & peut être trop de l'avoir glissée à Mrs les Sindics comme le voeu général des Natifs. Si, dans la République de Locres, nul ne pouvoit proposer une Loi nouvelle que la corde au Col, à combien plus forte raison devons nous craindre, nous qui, sans état, osons en désirer un qui fixeroit à jamais la Démocratie parmi nous! Voyez avec quelle persévérance le Magn. Consl a refusé d'obtempérer aux Représentations des Citoyens & Bourgeois uniquement parce qu'elles pouvoient introduire des nouveautés & rendre le Conseil général arbitre des obscurités de la Loi.

Nous remettre à la discrétion des Conseils en leur présentant nos griefs sous la forme d'une Requête, c'est nous rendre absolument suspects aux Représentans: mais nos dissentions pacifiées, ces Représentans ne seront plus que de simples particuliers & le gouvernement reprendra toute sa force. Aller droit à la Garentie, c'est blesser la majesté des Conseils sans regagner pour cela la confiance des Citoyens, puisque dans la discussion de nos griefs nous n'aurons pas moins à nous plaindre d'eux que du gouvernement. Je désirerois donc, & il m'a paru que c'étoit également votre avis, je désirerois donc que vous engagiez notre digne Protecteur à intéresser l'humanité des Seigneurs Médiateurs en faveur d'un Peuple qui soufre sans avoir le droit de se plaindre, qui porte presque toutes les charges de l'Etat sans en être membre, qui voit chaque jour aggraver ces maux & apesantir son Esclavage: Car l'humeur des deux partis ne manquera point de se décharger sur nous; Les dissensions de 1707 nous enlevèrent le nom de Peuple de Genève: Celles de 1737 nous ôtèrent tout espoir de parvenir jamais à y être agrégé. La Bourgeoisie étant montée dès lors à un prix si excessif qu'il est humainement impossible à tout particulier d'y prétendre. Ne seroit-il pas tems enfin que ces derniers troubles nous remissent à notre place ou du moins nous rendissent l'espèrance en fixant la Bourgeoisie au thau qu'elle avoit à l'époque du Règlement de la Médiation? Comment avec nos lumières, les progrès de la raison & de la Tolérance, avec cette urbanité de moeurs dont on se pare avec tant d'ostentation, oseroit-on rendre nos chaînes plus pesantes, à nous qui n'avons point fait de mal, à nous qui ne réclamons un état que pour sauver la Patrie & rendre sa tranquilité inaltérable? Au fond est-ce changer la Constitution? Le Conseil fut toûjours en possession de recevoir autant de Bourgeois qu'il lui plairoit. En donnant la Bourgeoisie à la 3e génération il s'assure du zèle, de l'attachement & de la fidélité des Natifs: Il rend nulle cette considération personelle qui donne tant de sufisance à nos nouveaux Tribuns, il fera évanouïr la concurrence & la rivalité dans le Comerce & les professions: Car le privilège ci-dessus une fois accordé, il seroit juste de laisser l'entrée aux Arts & métiers à l'arbitre du Conseil, moyennant qu'on ne payât le fisc qu'en parvenant à la Maîtrise. Enfin ce que les C. & B. perdroient en relief d'opinion ils le gagneroient dans la sûreté de tout leur Corps. Si les membres du P. Consl sont pris dans les 200, si ceux qui composent ce grand Conseil sont choisis d'entre les C. & B., les membres du Consl général seroient tirés du Corps d'anciens Natifs qui auroient eu le tems de se former aux moeurs de la République & de lui donner des preuves de leur zèle & de leur fidélité: Il y auroit un plus grand nombre de sujets pour former nos Conseils & par conséquent plus d'émulation entre les particuliers à qui d'entr'eux l'emporteroient par la vertu & les talens.

Mais encore une fois les projets les plus sages & les plus patriotiques ne sont que les rêves d'un bon Citoyen s'il ne se rencontre une force majeure qui les adopte & les fasse éxécuter. Les nôtres demeureront en idée à moins que la convenance & les vertus de nos sages Médiateurs ne concourrent à leur donner l'existence; faites sentir tout cela à l'illustre Seigneur de Fernex: Essayez d'émouvoir son humanité. Ce n'est pas ici une famille qu'il aura tirée de l'oprobre, ce sera tout un Peuple à qui il aura rendu l'existence; & si, comme il est vrai, les particuliers meurent, les familles s'éteignent, tandis que la Société entiére est imortelle, notre reconnoissance n'aura d'autre borne que la durée de la République.

Ma Lettre est longue & cependant je n'ai fait qu'esquicer mes pensées sur ce sujet. Pardonnez au zèle qui conduit ma plume & me rend diffus, le vôtre vous en fera sans doute suporter l'ennui. Je demeure tout à vous.

Votre dévoué Serviteur

Jean Antoine Silvestre