A Ferney, 12 mars 1770
Notre bienfaiteur,
Je viens tout d'un coup au fait.
Le sr Micheli, ancien officier dans vos gardes suisses sort de chez moi, et m'a laissé sa relation de trois assassinats dont il a été témoin à Genève le jour du tumulte.
Il est très certain que, le 7 mars, trois pauvres ouvriers ont été assaillis et blessés dès qu'ils eurent dit qu'ils étaient Français. Le conseil de Genève en a fait des excuses à votre résident en disant que celui qui les avait poursuivis l'épée à la main était un fou; mais les bourgeois plus fous que lui l'avaient laissé faire.
Lundi dernier un bourgeois de Genève étant dans un cabaret à Ferney, proféra des paroles injurieuses contre le roi; un de mes gens l'étendit par terre et ne le punit pas assez. Je n'ai su cette aventure qu'aujourd'hui. J'enverrai un peu garroté à m. de Caire le premier qui aura la même insolence.
Le sr Cramer, que le conseil de Genève vous dépêche, n'est pas chargé de vous dire la vérité. Il a été mon libraire, et il est conseiller d'état dans la noble république de Genève. Tout glorieux que j'en suis, je ne vous réponds pas qu'il ne cherche à vous tromper si vous l'honorez d'une audience.
Je suis encore obligé de vous dire que malgré la défense rigoureuse faite par le roi de porter notre bois de chauffage à Genève, on en porte encore tous les jours. Nos habitants ont l'habitude d'aller tout vendre à Genève. Il ne restera rien pour Versoix, où les vivres sont très rares et très chers, si vous ne daignez y mettre ordre.
Soyez persuadé, monseigneur, que votre colonie réussira. La gloire d'être fondateur est la première gloire. C'est là où l'argent est bien employé. M. le contrôleur général m'a pris tout celui dont je pouvais disposer; je l'en remercie, si c'est pour le bien de l'état, mais il m'a ôté le plaisir de l'offrir. Il a su apparemment qu'étant capucin je ne devais pas toucher d'argent. (Daignez lire la page suivante).
Je prie dieu plus que jamais pour vous et pour mme Gargantua avec le plus profond respect.
frère François, capucin indigne
N. B. Si m. le contrôleur général voulait me rendre l'argent comptant qu'il m'a pris dans la caisse de m. de la Borde, sans que je l'en aie prié, je pourrais faire commencer un gros commerce et attirer beaucoup d'ouvriers de Genève. S'il a voulu économiser, pourquoi n'a-t-il pas pris quatre millions cinq cent mille livres qu'il paie tous les ans aux genevois? Pourquoi n'a-t-il pas suspendu d'un ou deux ans le paiement des rentes sur lesquelles ils ont tant gagné? Pourquoi me prendre à moi mon argent comptant qui m'appartient, et sur lequel je n'ai rien gagné du tout?
N. B. M. de La Borde avait mis mon argent en rescriptions.
Le 15 février, j'ai ouï dire à Genève, environ midi, qu'il y avait une grande fermentation parmi la bourgeoisie et les natifs, que l'on se proposait de faire prendre les armes à toute la bourgeoisie après midi du même jour, parce que l'on croyait que les Natifs avaient un projet qu'ils devaient mettre en exécution ce même jour là.
A une heure, je suis allé à l'hôtel de ville où j'ai rencontré 4 des 24 commissaires qui en sortaient. Aprês eux était un de mes amis qui me dit: je porte l'ordre à la porte Neuve de sonner l'alarme. Je suis allé avec lui en raisonnant de ce qui se passait. Je l'ai quitté pour aller à Saint-Gervais où en arrivant j'ai rencontré nombre de bourgeois armés qui couraient à leurs quartiers. Il se tira 4 à 5 coups de fusil sur les points du Rhône, dont l'un tua m. Olivier, natif, qui n'était point armé. Un peu plus loin, je vis deux autres hommes tués, nommés, à ce que l'on me dit, Chevalier et Chatet, aussi natifs. Je remontai ensuite au haut de la ville, dans une place appelée le Bourg du Four, où j'ai vu environ 25 ou 30 natifs qui, n'ayant pu être reçus dans leurs compagnies, montaient pour demander à y être reçus. Un syndic vint leur parler, ils le reçurent avec respect, et dirent qu'ils étaient prêts à se rendre à ses ordres. Je déclare avoir été témoin de tout ce que je viens d'écrire.
de Michieli ancien officier aux gardes suisses du roi
Au château de Ferney Le 11 mars 1770