1770-06-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange je vous dirai d'abord pour m'insinuer dans vos bonne grâces que l'abbé de Châtaneuf s'est arrangé tout comme vous l'avez voulu avec le dépositaire.
Ninon n'a point couché avec le jeune Gourvile, et quant à Mr Agnant il n'est point un ivrogne à balbutiement et à hoquets, c'est un buveur du quartier qui peut regarder les gens fixement et d'un air comique en disant son mot mais qui n'est point du tout ivre, et en cela même il est un personage assez neuf au théâtre.

Dès que Messieurs du clergé seront prêts à plier bagage, je vous enverrai celui de Ninon. L'enciclopédie ne me laisse pas àprésent à moy.

Venons à présent au profane. Je crains bien que Monsieur le duc de Praslin ne fasse pas sitôt des présents de montres aux janissaires et aux douanniers de la porte ottomane. Vous savez comme on s'égorge dans la patrie de Sophocle et de Platon, comme on massacre et comme on pille. Cependant si nos consuls restent, si M. le duc de Pralin veut des montres, nous sommes à ses ordres.

M. le duc de Choiseul a la bonté de nous en prendre. Favorisez nous je vous en conjure, engagez vos camarades messieurs les ministres étrangers à nous donner la préférence. Si nous avions une estampe de votre prince nous lui enverrions une montre avec son portrait en émail, qui ne serait pas chère. Nous avons fait celui du Roy et de Mg. le dauphin qui ont parfaitement réussi. Nous fesons à présent celui de M. le comte d'Aranda. C'est une entreprise très considérable. M. l'abbé Terrai en a fait une bien cruelle en me saisissant deux cent mille francs d'argent comptant qui n'avaient rien à démêler avec les deniers de l'état, et qui auraient servi à bâtir des maisons pour nos artistes et à augmenter la fabrique. Il a fait un mal irréparable. Je vous prie très instamment mon cher ange, de distribuer les petits avis imprimés cy joints. Je vous aurai la plus grande obligation. Un mardi suffira pour mettre ma manufacture à la mode.

On avait bien trompé, ou du moins voulu tromper M. le duc de Choiseul quand on lui avait dit que les natifs de Genève massacrez par les bourgeois n'étaient que des des gredins et des séditieux. Je vous assure que ceux qui travaillent chez moy sont les plus honnêtes gens du monde, les plus sages, les plus dignes de sa protection.

Dites bien je vous prie à Mrs les deux ducs combien je leur suis attaché. Mon cœur vous en dit toujours autant.