A Paris ce 26 mars 1770
Je réponds, mon cher ami, à vos deux lettres du 17 et du 18 que j'ai receu à deux jours l'une de l'autre puisque les miennes se sont mises en train d'arriver.
J'espère que celles qui concernent votre chèvre vous seront parvenues. Il est certain que dans le tems qui court il est nécessaire de calmer par le lait le sang que les opérations de Mr l'abbé Terrai sont si capables d'échaufer, mais mon cher ami, vous allés trop loin. Il prend pour les besoins actuels et pressés ce qu'il trouve dans les caisses, il en paye l'intérêt à un denier avantageux et sans aucune retenue. Si vous avés besoin d'argent comptant cet arrangement vous gesnera beaucoup et je ne me consolerai pas d'être hors d'état de vous rembourser ce que vous m'avés si généreusement presté, mais si vous vous contentés d'avoir une somme bien placée vous n'avés point à vous plaindre. A moins que tout me culbute on ne manquera pas à des engagements aussi sacrés.
Melle Daudet m'intéresse plus que je ne peux vous l'exprimer. Les lettres qu'elle m'écrit sont pleines de sentiment et d'esprit. Je sçais d'ailleurs qu'il n'y a qu'une voix sur elle et qu'elle a inspiré autant de bonne volonté que d'estime à tous ceux qui la connoissent, mais ces avantages ne donnent pas de quoi subsister ny, ce qui la touche encor davantage, de quoi secourir une famille mal à son aise. Si je pouvois lui trouver une place auprès de quelque grande dame dans ce pays cy je n'hésiterois pas à lui conseiller ce parti, mais il n'y a que le hazard qui puisse procurer une pareille condition et je crois ainsi qu'il n'est pas prudent de s'y abandonner. La Semiramis du nord peut finir aussi mal que celle de la tragédie, mais dans la sçituation où est melle Daudet il faut sçavoir résigner. Je ne m'éloigne pourtant pas de l'avis d'attendre la fin de la campagne, mais ne penseriés vous pas qu'il seroit bon que vous posassiés dès àprésent les fondements de sa fortune en préparant votre héroïne à la proposition que vous lui ferés ensuitte plus ouvertement? Je vais cependant écrire à Strasbourg et je transcrirai l'article de votre lettre qui montre le danger de la résolution qu'on veut prendre.
Vous me renvoyés à Pasques pour le dépositaire. Il n'y a point d'inconvénient à attendre, ce moment cy (comme vous le pensés) ne seroit pas favorable. On a nécessairement des égards pour des gens qui donnent 16 millions et l'avanture de Griselle éveillera encor plus sur la danger prétendu de la pièce. Vous pouvés donc doucement et à loisir faire les corrections que vous jugerés nécessaires, nous vous ferons nos humbles remontrances aux quelles peut-être vous trouverés quelquechose de bon. Nous ne sommes pas disposés à nous rendre sur la liaison que vous voulés supposer entre Ninon et le jeune Gourville. Ninon est assés connue pour que le contraste entre elle et un dévôt soit frappant. Il n'est nullement nécessaire de cogner le nés du public sur ses galanteries et comptés que l'idée que vous présentés par rapport à l'éducation du jeune Gourville ne serviroit qu'à la dégrader.
Vous ne voulés pas convenir des trois capucins. Je ne vous en parlerés plus. Vous ne me niés pas la lettre que vous avés receu de La Harpe mais vous ne me l'envoyés pas. Les critiques sont acharnés contre sa relligieuse. Il a certainement le tort d'avoir fait un bon ouvrage, cela ne se pardonne guères, mais il faut convenir que son personel donne un peu de prise à ceux qui lui cherchent querelle. Il n'a pas soutenu avec modestie son triomphe passager.
Je vous suis très obligé de m'avoir envoyé le petit éloge de Freron. J'en ai tiré une copie que j'ai envoyé à M. le Duc de Duras. Il est àprésent le héros de la Bretagne et j'ai cru qu'il étoit plus propre qu'un autre à faire les démarches qui peuvent conduire à punir le scélérat et secourir l'opprimé. De plus je donnerai connoissance du mémoire à tous ceux qui méritent qu'on les mette au fait du personage. Sur ce mon très cher ami, mon très cher capucin je vous embrasse ou plustôt nous vous embrassons bien tendrement.