1771-10-20, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne suis point surpris, mon cher ami, de votre sensibilité sur l’avanture de la Harpe.
J’ai des preuves certaines que votre coeur ne viellit pas plus que votre esprit, il tombe ainsi que l’autre en jeunesse. Mais vous a t’on mandé que l’académie croit s’être bien tiré d’affaire parce qu’au lieu de cent coups de bâton qu’elle attendoit elle n’en a receu que vingt? Il est vray que les mandements qu’on projettoit auroient été plus fâcheux que l’arrêt du conseil qui enjoint à l’académie de maintenir les règles qu’elle a prescrittes elle même. Ce qu’il y a d’horrible c’est qu’on soupçonne des membres du corps d’être auteurs de cette tracasserie afin d’exclure la Harpe qui seroit certainement le meilleur choix qu’on pût faire.

Vous sçavés mon cher ami ce que je vous ai mandé au sujet de votre colonie. Tout le monde applaudit à votre entreprise mais malheureusement elle est liée avec celle de Versoi qu’on ne peut ny ne veut soutenir. Ce n’est nullement par animosité contre celui qui l’a crée, mais par impossibilité de penser au superflu lors qu’on manque du nécessaire. On s’est embarqué légèrement sans moyens, sans fonds suffisants. Les ministres se renvoyent la balle les uns les autres. Ce qu’il y a de sûr c’est que cela n’a aucun rapport avec le ministre des affaires étrangères. Celui de la guerre assure aussi que ce n’est point à lui d’en connoitre et que c’est à Mr Delavrilliere qu’il faut s’adresser. Dans la conversation que j’ai eu à ce sujet avec mr de Monteinar il m’a dit qu’il avoit porté tous les papiers de votre affaire à Fontainebleau, qu’il se mettroit en état de la rapporter, qu’il sçavoit que vous aviés fait des mémoires à ce sujet et qu’il vous demandoit en grâce de les lui envoyer.

Vos montres prennent à merveille. J’ai conté à mr de Thibouville la petite supercherie à la quelle il est interressé, ce chifre 2 que je vous ai demandé de transformer en 3. Je ne doute pas de son consentement. Il s’agit seulement ayant permission pour 4 d’en faire venir 5. On ne doit pas s’arrêter pour si peu de chose. Ne vous seroit t’il pas possible de former un dépôt à Paris? Par là vous épargneriez les allées et les venues ainsi que l’embaras des permissions qu’on accorde comme une grande grâce.

Je n’ai point prétendû que vous fissiez pour melle Daudet ce que votre sçituation ne vous permet pas, mais vous lui avés donné l’idée de la Russie. Elle y est fortement attachée. Je voudrois qu’en me renvoyant sa lettre vous eussiés la bonté de m’en écrire une autre capable de lui faire sentir les inconvénients de ce projet afin que s’en détachant elle tâchât de se retourner de quelqu’autre côté.

Il me sera très aisé de vous amener dans les conversations que je peux avoir avec mr Dai, mais encor une fois il n’est pas à portée de servir votre colonie. De plus il a de très bonnes qualités. Je lui crois une tête de ministre, mais la littérature et tout ce qui peut y avoir rapport n’est pas de son genre. Quand le mareschal sera ici il se chargera je pense avec plaisir de connoitre ses dispositions à votre égard et de travailler même à les rendre favorables. On ne l’attend que vers la fin du mois prochain. Je remets ainsi que vous l’article des belles lettres et les productions des jeunes gens à une autre fois et je finis en vous embrassant, mon très cher ami, aussi tendrement que je vous aime.

La retraite de mr de Felino ne changera je crois rien au fond de ma missive, mais elle en ôtera tout l’agrément et la perte que je fais en lui est irréparable.