1769-10-24, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

J'aurois bien voulu, mon cher ami, profiter de l'occasion de me Denis pour pouvoir vous écrire avec plus de liberté, mais je revenois lorsqu'elle partoit.
Je n'ai pu la voir qu'un instant la veille de son départ. Elle vous rendra compte de ce que vous voulés sçavoir sur Orangis, non qu'elle y ait été mais sur le récit que je lui en ai fait. Elle vous répétera le plaisir que m'a donné la pièce malgré touts les inconvénients que j'avois éprouvé qui pouvoient me mettre de mauvaise humeur et quoi que le seul rosle de Cezene ait été bien joué par la Harpe. Vous n'avés pas répondu, mon cher ami, sur quelques représentations très légères mais que je crois essentielles, par rapport à la reconnoissance à la quelle il faudroit recourir avec plus de rapidité, et les deux fois qu'on se met à genou qu'il seroit bon de réduire à une. Il m'est revenu que melle Clairon avoit envie de jouer Arzame. Il seroit question de trouver des acteurs capables de la seconder et cela n'est pas aisé lorsqu'on est réduit aux troupes que nous appellons bourgeoises. Si nous pouvons y parvenir me de Villeroi sera très aise. Qu'on choisisse son théâtre pour y représenter la tolérance. Je vous suis obligé de la complaisance que vous avés eû d'envoyer quelques changements à la Borde, mais poussés la jusqu'au bout, forcés votre répugnance sur la correction qu'on vous demande pour la scène du 5. C'est l'affaire de quelques vers et d'une demy heure de votre tems qu'il vous coûtera pour satisfaire Mr d'Aumont et remplir un projet qui me tourne la tête puisque vous y attachés en quel que sorte le plaisir de vous revoir. Je vous assure mon cher ami que j'envie bien le sort de me Denis et que sans les liens de plus d'une espèce qui m'enchainent ici je l'aurois accompagné de grand coeur dans son voyage. Les neiges ne m'auroient pas arretté. La satisfaction de vous envisager auroit été pour moi le plus beau soleil. Je m'associe avec vous pour toutes les invectives que vous vomissés contre le vent du nord, mais ce seroit aller trop loin que de lui attribuer les incommodités que souffre me d'Argental. Elle couche dans une bonne chambre au midi et au moyen des précautions sans nombre que nous prenons on a quelque fois trop chaud du côté que vous trouvés avec raison si redoutable. L'autre fléau dont vous faites mention et au quel malheureusement il n'y a point de remède c'est celui des mauvais ouvrages dont nous sommes innondés. Hamelet est platement noir, une horreur à froid est ce qu'il y a de plus détestable.

Il est sûr que le théâtre est dans la décadence la plus marquée et que le goust du public est très brouillé. Cependant il est encor sensible au bon quand on lui montre Tancrede. On eu à Fontainebleau le succès le plus complet. Les marbres de la cour en ont sué, la salle fondoit en larmes. Il est vray que melle Vestris a joué de la façon la plus attendrissante et que le Kain a été au dessus même de ce qu'il est depuis quelque tems. C'est sans doute à cause de ce succès que le mareschal a pensé qu'il ne falloit pas que la cour s'attendrit trop et qu'il a retiré les Scythes du répertoire pour y substituer Crispin médecin. Pardonnés les, ils ne sçavent ce qu'ils font. J'espère cependant que le dessein de le Kain de donner la pièce quelques représentations à Paris tiendra à moins que le mareschal ne juge nécessaire de répeter Crispin médecin. On joue aujourd'hui à la cour l'Electre de Crebillon, c'est l'effet des persécutions de melle [Dub]ois. Le Kain, content du bon Oreste, a évité de se charger de l'autre. Il sera rendu à la diable par un frère de Molé qui est aussi mauvais ou dumoins aussi peu vray que le rosle. J'ai receu vos deux placets. Les demandes qu'ils renferment avoient été [?faites] d'avance. On ne pouvoit mieux s'adresser pour moi que de s'adresser à vous, mais j'avois déjà employé mon très petit crédit lorsque j'ai receu votre recommandation.

Adieu mon cher ami, je vous embrasse comme je vous aime et me Dargental veut être de la partie.