1770-02-27, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce que vous me mandés de Geneve, mon cher ami, est bien affreux mais les nouvelles qu'a receu Mr de Choiseul ne sont pas si tragiques, il prétend que la bagaré a été occasionée par les natifs qu'on appelle ainsi attendu qu'ils sont étrangers.
Ils avoient la fureur de voter dans les assemblées du peuple, on les a refusé avec peu d'honêteté, il y a eu deux ou trois personnes de tuées. Il seroit bien malheureux que vos viellards, vos femmes grosses fussent compris dans un aussi petit nombre. Mr de Choiseul ne convient pas de la menace sur Versoi. Vous avés raison de dire que le dépositaire présente des idées plus consolantes, à mesure que je le lis je m'y attache toujours davantage. Vous m'annoncés une trentaine de vers mais vous ne me répondés point sur le retranchement que je vous ai proposé. Tous ceux cependant qui connoissent la pièce le croyent indispensable. Pour peu que vous vous donniés la peine d'y réfléchir vous serés de mon avis. Comptés qu'on ne supportera pas aussi longtems un yvrogne sur la scène et que Garant se démasquant sans adresse déplaira mortellement. Un changement aussi sur le quel nous sommes tout d'accor c'est de ne point laisser appercevoir que Ninon ait eu une intrigue d'amour avec le jeune Gourville. Cette idée d'une femme de 40 ans qui a séduit un jeune homme confié à ses soins et qui en a fait son amant est véritablement chocquante et dénigre votre Ninon que vous avés peint d'une façon charmante. Venons aux Scythes.

Ils ont déjà eu deux représentations. La première a été bien, la seconde encor mieux. Il y avoit plus de monde et la pièce a été plus ensemble, les mémoires plus sûres, l'exécution plus parfaite, la cabale s'est lassée ou s'est oubliée. On a rendu justice à l'ouvrage et on l'a trouvé digne de son auteur. Le Kain a joué comme il faut à présent et avec le zèle, l'amour qu'il a pour toutes vos productions. Melle Vestris, guidée par ses leçons, a été admirable dans Obeide et soiés sûr que ce mot d'admirable n'est point exagéré. Non seulement elle a rendu toute la finesse de son rosle mais dans les endroits où l'on doit s'ubordonner elle a mis un feu, une chaleur qui ont fait la plus vive impression. Elle a été applaudie avec transport et on a partagé l'enthousiasme qui l'animoit. Voilà donce encor un de vos enfants dont le sort est assuré. Je voudrois bien qu'il en fût ainsi des Guebres. Le Kain et moi nous n'en désespérons pas. Mr de Puisignieux, que vous connoissés, m'a promis d'employer tout son crédit de commandant pour les faire donner à Grenoble. Elle sera mal jouée mais ce sera un exemple et c'est de quoi nous avons besoin. Quand au dépositaire il est à la police et j'espère qu'il nous en reviendra bientôt avec l'approbation. La relligieuse de la Harpe fait ici beaucoup de bruit. Je ne la connois pas. Elle vient d'être imprimée. Je souhaite qu'elle soutienne à l'impression la réputation qu'elle s'est faite dans les différentes maisons où l'auteur en a fait la lecture. A propos de relligieuse j'étois instruit de votre dignité de père temporel mais j'ignorois jusqu'où le général Amatus avoit porté sa faveur et ses bienfaits. Adieu mon révérend père. Les dévots se flattoient quelquefois que vous finiriés par mourir capucin (c'étoit leur expression), ils ne croyoient pas prédire si vray. Les prières de l'ordre aux quelles vous participés n'ont pas eu malheureusement assés d'efficacité. Vous vous plaignés de votre santé. Me d'Argental n'est pas contente de la sienne, elle souffre toujours beaucoup. Le froid y contribue. J'espère dans la nouvelle saison et le beau tems qu'il faudra bien qu'elle […]. Nous vous embrassons bien tendrement. Mille choses à madame Denis. Nous espérons qu'elle sera de notre avis sur le dépositaire et qu'elle secondera nos propositions qui sont certainement très raisonables.