29e May 1769
Vous saurez, mon ancien ami, que le jeune magistrat attendait le livre de L'abbé de Chatauneuf pour faire une préface dans laquelle il voulait faire connaître le caractère de la célêbre Ninon que Préville ne connait point du tout.
Je l'avais flatté que ce petit livre pourait venir par la poste; mais comme vous l'avez envoié par les voitures publiques, il n'arrivera que dans trois semaines. Je n'en suis pas fâché. L'auteur aura tout le tems de Limer son ouvrage qu'il veut intituler le dépositaire et non pas Ninon, parce qu'en éffet le dépôt fait par Gourville à un dévot est le principal sujet de sa pièce, et tout le reste parait accessoire.
Il est vrai que l'ouvrage n'est pas dans le goût moderne, et je craindrais même que la passion de boire qui était autrefois un goût du bel air, et qui est aujourd'hui hors de mode, ne parût insipide. J'ai pris la liberté de dire à l'auteur qu'un tel rôle ne peut réussir que quand il est supérieurement joué et je l'ai engagé à livrer sa pièce à l'impression plutôt qu'au théâtre. Il vous l'enverra donc dès qu'il y aura mis la dernière main, et vous en ferez tout ce qu'il vous plaira.
Quoique l'on soit aujourd'hui très sévère, et qu'on s'effarouche de tout ce qui aurait passé sans difficulté du tems de Molière, je crois que vous obtiendrez aisément une permission. Il est plus aisé à présent d'être imprimé que d'être joué.
S'il y a quelques nouvelles dans la Littérature je me flatte que vous m'en donnerez. Je ne crois pas que vous soiez aufait de ce qu'on imprime en Hollande. Marc Michel Rey a donné une histoire du parlement de Paris que les connaisseurs jugent fidèle et impartiale. Connaissez vous le Cri des nations? Avez vous entendu parler des avantures d'un Indien et d'une Indienne mis à l'inquisition à Goa du tems de Léon dix, et conduits à Rome pour être jugés? Il y a dans cet ouvrage une comparaison continuelle de la religion et des mœurs des Brames avec celle de Rome. L'ouvrage m'a paru un peu libre, mais curieux, naïf et intéressant. Il est écrit en forme de Lettres dans le goût de Paméla. Le tître est, Lettres d'Amabed et d'Adaté. Mais dans les six tomes de Paméla il n'y a rien. Ce n'est qu'une petite fille qui ne veut pas coucher avec son maître a moins qu'il ne l'épouse, et les lettres d'Amabed sont le tableau du monde entier depuis les rives du Gange jusqu'au Vatican.
Adieu, mon ancien ami, qui êtes mon cadet de plusieurs années; vôtre vieil ami vous embrasse.