A Paris ce mercredi 24 7bre 1748
Je me suis présenté hier à votre porte, Monsieur, je n'ai pas eu le bonheur de vous trouver et comme on m'a assuré que vous ne seriez pas visible aujourd'hui de toute la journée et que l'affaire dont je voulois avoir l'honeur de vous parler peut presser, j'ai cru que vous ne trouveriez pas mauvais que j'eusse celuy de vous écrire.
M. de Voltaire étant obligé de partir pour la Loraine m'a prié de veiller en son absence à tout ce qui pouvoit concerner les intérêts de la tragédie qu'il donne actuellement au public. C'est une confiance de sa part à laquelle je ne sçaurois me dispenser de répondre. Il m'a dit que vous luy aviez témoigné tant de bontés qu'il étoit persuadé que vous permettriez qu'on s'adressât à vous dans touttes les occasions où l'on auroit besoin de votre protection. Il s'en présente une des plus essentielles. Les comédiens italiens ont porté à la police une parodie de Semiramis qui est une satire des plus sanglantes. M. de Crebillon, ne voulant pas se charger de vous en parler, les a renvoyés à vous, Monsieur. Dans ces circonstances permettez moy de vous représenter que depuis l'interdiction de l'opéra comique, les parodies ont été absolument proscrittes et qu'on a jugé qu'en ôtant un théâtre aussi préjudiciable au bon goût, il ne falloit pas en laisser subsister le genre sur un autre. La deffense des parodies a été faite nommément aux Italiens. M. le Duc d'Aumont est celuy des gentilhommes de la chambre qui a le plus contribué à cet ordre. S'il étoit à Paris il est seur qu'il vous prieroit de tenir la main à son exécution. Je crois même pouvoir vous en parler en son nom bien seur qu'il ne me désavouera pas. Si jamais l'application de la deffense a dû avoir lieu j'ose dire que c'est dans cette occasion. Semiramis est remplie d'un spectacle beau mais singulier, et par là susceptible d'être ridiculisé. Il en est des ouvrages à peu près comme des hommes, on leur passe plus aisément un vice que les ridicules. Le public, qui n'a que trop de pente à voir les choses de ce côté, quand il a saisi la plaisanterie n'est plus capable de revenir au sérieux. Et en vérité il seroit cruel que le succès d'un bon ouvrage fût arretté par une mauvaise boufonnerie, et qu'un auteur, qui fait autant d'honeur à la nation et à la littérature se trouvât pour récompense bafoué sur un théâtre tandis qu'il contribue autant à la fortune d'un autre. Quoique j'aye très peu l'honeur d'être connu de vous je vous parle avec confiance puisque je vous représente des intérêts qui vous sont extrêmement chers, ce sont ceux de la littérature et des beaux arts. J'y joins celuy d'un homme à qui vous accordez une protection dont il est très digne. Je ne fais que prévenir la mission dont Mr d'Aumont m'auroit honoré auprès de vous. Tant de motifs ne peuvent manquer de vous toucher. Il ne me reste qu'à vous prier de me permettre de vous aller témoigner ma reconnoissance et vous renouveller les assurances du sincère et respectueux attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur
d'Argental