1770-05-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul.

Mademoiselle,

Nous autres capucins nous ressemblons aux amoureux dans les comédies, ils s'adressent toujours aux demoiselles suivantes pour s'introduire auprès de la maîtresse du logis.
Je prends donc la liberté de vous importuner par ces lignes, pour vous demander si nous pourrions prendre l'extrême liberté d'envoyer de notre couvent à mad. la d. de Choiseul les six montres que nous venons de faire à Ferney; nous les croyons très jolies et très bonnes, mais tous les auteurs ont cette opinion de leurs ouvrages.

Nous avons pensé que dans le temps du mariage et des fêtes, ces productions de notre manufacture pourraient être données en présent, soit à des artistes qui auraient servi à ces fêtes, soit à des personnes attachées à mad. la dauphine. Le bon marché plaira sans doute à mr l'abbé Terray puisqu'il y a deux montres qui ne coûteront que onze louis chacune, et que la plus chère garnie en diamants n'est mise qu'à quarante six louis. Celle où est le portrait du roi en émail avec des diamants n'est que de vingt cinq, et celle où est le portrait de mgr le dauphin, avec une aiguille en diamants n'est que de dix sept. Tout cela coûterait à Paris un grand tiers de plus. Nous servons avec la plus grande économie, et par là nous méritons la protection du ministère.

Des gens qui sont au fait du secret de la cour, nous assurent que le ministre des affaires étrangères, et le premier gentilhomme de la chambre font des présents au nom du roi dans l'occasion présente, mais nous ne savons comment nous y prendre pour obtenir la protection de votre bienfaisante maîtresse; nous craignons qu'elle ne nous prenne pour des impertinents qui ne savent pas leur monde.

Cependant la charité nous oblige de représenter qu'il faut aider notre colonie naissante de Ferney, qui n'est composée jusqu'à présent que de soixante personnes, lesquelles n'ont chacune que leurs dix doigts pour vivre.

C'est une terrible chose mademoiselle qu'une colonie et une manufacture; nous espérons que votre maîtresse indulgente aura pitié de nous, malgré les injures que nous lui avons dites. Nous sommes importuns il est vrai, mais nous savons qu'il faut faire violence au royaume des cieux, comme dit l'autre. Ainsi mademoiselle, nous demandons votre puissante protection auprès de mad. la duchesse, et nous prierons dieu pour elle et pour vous, ce qui vous fera grand bien.

Je vous supplie en mon particulier mademoiselle, de me mettre à ses pieds longs de 14 pouces de roi; j'ai l'honneur de demeurer en Christ mademoiselle votre très humble et très obéissant serviteur

frère François capucin indigne.

Les prix sont marqués sur un petit morceau de parchemin attaché aux montres, et il faudra ôter un petit morceau de papier qui arrête le coq et le balancier quand ou voudra les faire cheminer.

Permettez moi madelle d'ajouter à ma lettre que si monseigr le duc ou mad. la duchesse montraient au roi la montre en diamants avec trois fleurs de lis, et celle où est son portrait, il serait émerveillé qu'on ait fait telles choses dans notre village.