1770-04-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Léopold de Jaucourt, seigneur de Chazelles.

Mon très généreux et très cher commandant je suis votre sujet plus que jamais. J'ay établi dans le hamau de Ferney les Versoi une petite annexe de vos manufactures de montres de votre capitale de Bourg en Bresse. Cette salle de théâtre que vous connaissez est changée en atteliers. On fond de l'or, on polit des rouages là où on déclamait des vers. Il faut bâtir de nouvelles maisons pour les émigrants. Tous les ouvriers de Geneve viendraient s'il y avait de quoy les loger. Il faut songer que chacun veut avoir une montre d'or depuis Péquin jusqu'à la Martinique et qu'il n'y avait que trois grandes manufactures, Londres, Paris, et Geneve.

Les âmes tolérantes et sensibles seront encor fort aises d'apprendre que soixante huguenots vivent avec mes paroissiens de façon qu'il ne serait pas possible de deviner qu'il y a deux relligions chez moy. Voilà qui est consolant pour la philosophie et qui démontre combien l'intolérance est absurde et abominable. La révolution s'est faitte tout doucement dans les têtes les moins instruites comme dans les plus éclairées. Nous verrons la même chose dans dix ans en Turquie si mon impératrice pousse sa pointe comme dit le père Daniel. Ma foy le temps de la raison est venu et j'en bénis Dieu tout capucin que je suis. C'est dommage que je sois si vieux et si malade, car je me flatte que dans quelques années je verrais le vrai paradis de mon vivant.

Conservez moy vos bontez monsieur, elles sont un des ingrédients de mon paradis.

frère François

Je lis actuellement tous les articles de M. le chevalier de Jaucour. Vous ne sauriez croire combien il me fait aimer sa belle âme, et comme je m'instruis avec lui.