1772-11-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Marie Terray.

Monseignr,

L'abbé Mignot mon neveu, qui a passé les vacances avec moy et dont vous connaissez l'attachement pr vous, m'assure que malgré la multitude de vos importants travaux vous voudrez bien recevoir ma lettre avec bonté.

Je suis très éloigné d'oser faire valoir d'assez grands défrichements de terres; un misérable hamau habité précédemment par une quarantaine de mendients rongés d'écrouelles changé en une espèce de ville; des maisons de pierre de taille nouvellement bâties occupées par plus de quatre cent fabriquands; un commerce assez étendu qui fait entrer quelque argent dans le royaume et qui pourait s'il est protégé faire tomber celui de Geneve, ville enrichie uniquement à nos dépens.

Je sçais qu'un particulier ne doit pas demander des secours au gouvernement, surtout dans un temps où vous êtes occupé à réparer avec tant de peines touttes les brèches faittes aux finances du roy. Je ne vous prie point de me faire paier actuellement ce qui m'est dû, mais si vous pouvez seulement me promettre que je serai payé au mois de janvier d'une très petite somme qui m'est nécessaire pour achever mes établissements, j'emprunterai cet argent avec confiance à Geneve.

Sans cette bonté que je vous demande très instamment je cours risque de voir périr des entreprises utiles. J'ay chez moy plusieurs fabriques de montres qui ne peuvent se soutenir qu'avec de l'or que je tire continuellement d'Espagne. Mes fabriques sont associées avec celles de Bourg en Bresse; et un jour viendra peutêtre que la province de Bresse et de Gex fera tout le commerce qui est entre les mains des génevois et qui se monte à plus de quinze cent mille francs par an.

C'est par cette industrie jointe aux mystères de leur banque qu'ils son parvenus à se faire en France quatre millions de rentes que vous leur faittes payer régulièrement.

Permettez que je vous cite ces vers de Boileau qui plurent tant à Louis 14 et au grand Colbert,

Nos artisans grossiers rendus industrieux
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
Que paiait à leur art le luxe de nos villes.

Je suis sûr qu'on vous donnera le même éloge. Je vous demande pardon de mon importunité.

J'ay l'honneur d'être avec un profond respect

Monseig.

Soufrez encor monseigneur que je vous dise combien il est triste d'avoir dépensé plus de sept cent mille francs à ce port inutile de Versoy que le même entrepreneur aurait construit pour trente mille écus à l'embouchure de la rivière de ce nom, ce qui était sa seule place convenable.