à Ferney 29e Juin 1771
Monsieur,
Vos bontés pour nôtre très chétif petit païs égalent nos désastres.
Il y a des tems où il faut savoir souffrir, et ces tems ne sont pas rares. La disette est un de nos plus grands maux. C’était peu d’établir des fabriques de montres à Ferney, il fallait des fabriques de pain. J’ai fait venir des bled et farine de Genève, de Lyon, de Marseille. Tous les environs sont tombés aussitôt chez moi comme des affamés. J’ai été obligé de donner du bled jusqu’à des francomtois. Je suis à bout, et j’ai quatre vingt personnes à nourir.
Il y a une trentaine de sacs de bled saisis depuis lontems au bureau de Meyrin sur les monopoleurs. Si vous pouvez, Monsieur, me donner, comme je le crois, un ordre pour acheter cette petite partie, ce faible soulagement poura subvenir pour quelques jours, car il y a du bled à Gex par les soins de Mr Fabri; mais on l’économise avec juste raison jusqu’à la moisson qui ne sera ni prompte, ni abondante. Je vous supplie, Monsieur, d’avoir la bonté de m’honorer d’un mot de réponse sur cet objet pressant.
A l’égard de Versoy le plus grand mal, à mon avis, vient d’avoir voulu sans consulter ni vous, ni Mr de Jaucourt, établir ce port dans l’endroit le plus battu des vents, au lieu de suivre l’indication de la nature à l’embouchure de la rivière selon le premier projet qu’on vous adressa, et qui ne vous parvint point. Celà seul a coûté plus de six cent mille livres; et il n’est parti de ce port qu’une barque appellée frégate, que les Savoyards ont saisie, que j’ai eu la noble sottise de racheter, et dont l’argent ne me sera point remboursé.
L’entrepreneur est entièrement ruiné. Il vient encor de perdre un procez à Dijon au sujet de cette malheureuse forêt que le conseil lui avait adjugée. Je l’ai aidé autant que j’ai pu, et assurément sans aucun intérêt. Mais aujourd’hui je ne puis plus aider personne.
Les regnicoles et les étrangers dont on a pris les héritages pour bâtir cette ville de Versoy, qui ne sera de longtems bâtie, auront dumoins l’intérêt de leurs fonds jusqu’à ce qu’ils soient pleinement remboursés. Mais les ouvriers qui sont venus de loin travailler à ce port, et dont plusieurs se sont réfugiés chez moi, meurent de faim avec leurs familles. Voilà, Monsieur, une petite partie de nôtre situation.
Les émigrans de Genêve et les sujets du Roi associés avec eux, sont un objet non moins digne de vôtre attention bienfesante. Il y a maintenant quatre fabriques, l’une à Versoy et trois à Ferney. Toutes travaillent dans l’occasion pour Bourg-en-Bresse. Toutes peuvent prospérer, si le ministère, grâce à vos bontés et à celles de Mr le Marquis de Jaucourt, leur accorde une protection nécessaire. Mon principal objet a été de leur procurer le débit de leurs ouvrages chez l’étranger. Ils ont, en dernier lieu, envoié pour soixante mille livres de montres à Petersbourg, et pour trente mille à Constantinople. Jugez, Monsieur, où ce commerce peut aller s’il est encouragé. Vous savez que la moindre gêne peut l’anéantir en un jour.
Vous savez que ce commerce étant en partie d’industrie, et en partie de matières d’or et d’argent, et aucun de ces artistes n’aiant de bien que ses talents, il a fallu leur fournir de l’or ainsi que leur bâtir des maisons, et subvenir à tous leurs besoins. On ne croira pas sans doute que j’aie entrepris tout celà sans le moindre intérêt. Cependant, Monsieur, rien n’est plus vrai; et non seulement sans intérêt, mais j’ai sacrifié jusqu’au revenu que me produisaient mes fonds emploiés pour eux, ce qui peut vous être certifié par tous les fabriquants et surtout par le sr Valentin, artiste et négociant, qui part pour la France, et qui viendra incessamment vous demander vôtre protection.
Je finis, Monsieur, cette Lettre trop longue, et qui n’a pu être plus courte, par vous faire mes très humbles remerciements, par vous supplier de représenter dans l’occasion les effets de mon zèle, et de vouloir bien communiquer ma Lettre à Mr le Marquis De Jaucourt.
Mr Fabri m’a mandé qu’il avait eu l’honneur de vous envoier un mémoire concernant la fontaine de Ferney. Nous avons aumoins l’agrément d’une belle fontaine de marbre, si nous n’avons ni vin ni froment.
J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect et de reconnaissance
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire