1771-06-16, de Antoine Jean Amelot de Chaillou, marquis de Combrande à Voltaire [François Marie Arouet].

Si je n'ai pas répondû plutôt, Monsieur, à la Lettre que vous m'avez fait L'honneur de m'écrire Le 22 mars dernier, c'est que je désirois et me flattois toujours de pouvoir vous annoncer quelque décision favorable sur Les projets de Versoix.
Je me flattois que les mémoires présentés par m. de Jaucourt à tous les ministres, Les miens et mes instances réitérées feroient enfin prendre un parti sur un objet aussi intéressant. Mais malheureusement Les choses sont toujours au même état d'indécision.La seule espérance que j'aie en ce moment, c'est qu'enfin on prendra bientôt quelques arrangemens pour le paiement des terreins achetés en vertu de L'arrêt du Conseil du mois de 7bre dernier. Je viens de remettre à m. le Contrôleur général, par ordre de m. le Duc de la Vrilliere des copies de toutes les Lettres de m. le Duc de Choiseul concernant cet objet, un exemplaire de cet arrêt et toutes les pièces rélatives à son éxécution. J'ai appuié le tout d'un nouveau mémoire le plus pressant possible pour accélérer les paiemens, puissent-ils enfin s'effectuer et faire cesser les plaintes trop bien fondées de tant de malheureux dépouillés de leurs possessions depuis trop longtems. Quant à la suite des projets et au paiement des dépenses du port, je n'ai pas encore la consolation de voir qu'on s'en occupe; j'espère que vous me rendés, Monsieur, La justice de croire que je réitére souvent mes réprésentations, mais de toutes façons les circonstances sont critiques et il ne m'est permis que d'en gémir.

M. le Contrôleur général me renvoia, il y a quelque tems, un mémoire que vous lui aviez adressé, par lequel vous demandiez que L'on continuât de faire jouir les artistes Genevois réfugiés dans le Païs de Gex depuis les troubles survenus à Genéve, des éxemtions qu'on a bien voulû leur accorder. Ce ministre me demanda qu'elles étoient ces exemtions et mon avis à cet égard. J'eus L'honneur de lui répondre que les derniers troubles de Genéve aiant forcé un certain nombre de ceux des habitans de cette ville qu'on appelle natifs, à se retirer dans le Pays de Gex, il leur fut donné de la part de m. le Duc de Choiseul des assurances positives qu'ils ne seroient point inquiétés dans L'azile qu'ils avoient choisi et qu'ils jouiroient pendant un certain nombre d'années de L'exemtion de tous impôts, que sur la foi de ces assurances, un grand nombre de natifs dont la plupart sont des artistes et surtout des ouvriers en horlogerie, ont formé dans les Pays de Gex et principalement à Versoix et à Ferney par vos soins, Monsieur, et par vos secours, des établissemens considérables et qui peuvent être par la suite de la plus grande utilité non seulement pour ce petit Pays, mais pour tout le royaume; que je L'avois trop bien senti pour ne pas faire exécuter en ce qui pouvoit dépendre de moi Les promesses faites aux Emigrans, qu'on ne leur avoit demandé jusques à présent ni taille, ni capitation, ni industrie, et que, quoiqu'à la rigueur on pût contester aux natifs émigrans La jouissance de ces éxemtions, je sçavois que L'intention des sindics du Pays de Gex étoit de n'élever à ce sujet aucune difficulté et que je les entretiendrois dans ces dispositions. Mais j'ai ajouté qu'on commençoit depuis quelque tems à d'autres égards à traiter ces émigrans avec une rigueur peu propre à fixer en France ceux qui y sont établis et à y attirer ceux de leurs compatriotes qui sont, comme eux mécontens de Généve, qu'on vouloit assujettir leurs ouvrages à l'entrée des autres Provinces du Royaume aux mêmes droits que L'on perçoit sur ceux qui viennent de L'étranger et qu'on prétendoit même que les Fermiers Généraux avoient donné des ordres au Bureau de Collonges d'arrêter tous les ouvrages des Emigrans qu'on y présenteroit, que je présumois que cette conduite pouvoit être attribuée à ce que Les matières d'or et d'argent emploiées à ces ouvrages n'étoient ni contrôlées, ni au titre de France, mais qu'il seroit très facile de lever cette difficulté, soit en récévant les Artistes Emigrans à un léger abonnement pour le Contrôle, soit en les obligeant à une marque particulière qui indiquât au public que les matières dont ils se sont servis sont l'or à 18 Karats et L'argent à 10 deniers, que cet arrangement avoit été proposé, qu'on m'assuroit qu'il avoit été convenu, mais que j'ignorois ce qui avoit empêché qu'il ne s'effectuât. Enfin je représentai qu'il étoit de la plus grande conséquence de ne pas décourager les Emigrans et que Loin d'apporter des obstacles à leur industrie, il faudroit au contraire L'aider par toutes sortes de facilités.

M. le Contrôleur général m'a fait répondre par m. Dormesson qu'il consentoit que je continuasse à faire jouir les Emigrans des éxemtions dont je les avois fait jouir jusques à présent; que quant aux droits que les fermiers généraux prétendoient percevoir sur les ouvrages de ces Artistes à leur entrée dans les Provinces du Royaume, cet objet regardoit le département des fermes généralles, et qu'il m'engageoit à entrer en correspondance à ce sujet avec m. Trudaine. M. Dormesson me charge, Monsieur, de vous donner connoissance de cette décision et de vous assurer de L'empressement de m. le Contrôleur général et du sien à séconder vos vües pour le bien de L'Etat. Je m'en acquitte avec un vrai plaisir. Je compte adresser incessament un mémoire à m. Trudaine et je ne négligerai rien de ce qui pourra le déterminer à procurer aux Emigrans toute espèce de facilités pour leur industrie et à leur ôter toute espèce d'inquiétude. Puissent les circonstances devenir plus heureuses, et Puisse L'attention du Conseil se fixer sur bien des objets dont malheureusement elle cet depuis trop longtems détournée; rendés au moins justice à mes bonnes intentions, ainsi qu'aux sentimens de respect et d'attachement avec les queles j'ai L'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

Amelot