1771-05-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Phélypeaux, duc de La Vrillière.

Monseigneur,

Je dois vous représenter que par le marché fait au nom du Roi avec l’entrepreneur, tous les matériaux, et tout ce qui peut servir au port et à la ville de Versoy, apartiennent à Sa Majesté qui s’est engagée à les paier.

La petite frégate qui a servi à faire les voiages en Savoye et qui est destinée à porter les sels en Suisse, apartient au Roi; elle est ornée de fleurs de Lys, et porte le pavillon de France.

Mr De Bourcet me manda même qu’il voulait la réclamer au nom de Sa Majesté. Les dettes pour lesquelles elle avait été saisie dans un port de Savoye sur le lac de Genêve, ne se montaient qu’à deux mille livres. Je ne balançai pas à la racheter; je n’insiste point sur le paiement; je m’en raporte à vôtre équité ou à celle du Secrétaire d’état dans lequel le département de la ville de Versoy poura tomber, ou à M: le controlleur général; et j’attendrai vôtre commodité et la leur.

Quant au projet de la ville de Versoy, mon intérêt personel doit céder sans doute à l’intérêt public. Toutes les observations que j’ai eu l’honneur de vous faire je les ai faittes à Monseigneur le Duc De Choiseul, qui daigna condescendre à toutes mes prières, et aprouver toutes mes vues, excepté celle de l’emplacement du port que j’avais proposé à l’embouchure de la rivière, seulement pour épargner les frais.

Mr De Bourcet, chargé alors de toute l’entreprise, et assurément plus capable que personne de la conduire, connut par la nature du terrain qu’il fallait placer le port beaucoup plus haut, quoique cette position coutât d’avantage.

On commencait à tracer la ville, et les fondements du port étant déjà jettés, lorsqu’environ deux cent natifs de Genêve, dont quelques uns avaient été assassinés par les citoiens, se réfugièrent dans Ferney. Ce sont prèsque tous d’excellents ouvriers en horlogerie. Je les recueillis, je leur bâtis des maisons, avec une célérité aussi grande que mon zèle.

Mgr Le Duc De Choiseul aprouva ma conduite. Sa Majesté leur permit d’exercer leur profession en toute liberté, sans paier aucun impôt. On promit au village de Ferney tous les privilèges dont la ville de Versoy devait jouïr.

J’avançai tout ce qui me restait d’argent à ces nouveaux Colons; ils travaillèrent; et Monseigneur le Duc De Choiseul eut même la générosité d’acheter plusieurs de leurs montres. Ils en fournissent actuellement en Espagne, en Italie, en Hollande et en Russie, et font entrer de l’argent dans le Roiaume.

Les choses ont changé depuis, mais j’espère que vos bontés pour moi ne changeront point, et que vous voudrez bien protèger ma colonie comme Monseigneur Le Duc De Choiseul la protègeait. Je lui dois tout; je serai pénétré jusqu’au dernier moment de ma vie de la reconnaissance respectueuse que je lui dois, et de l’admiration que la noblesse de son caractère m’a toujours inspirée. Vous aprouvez mes sentiments, Monseigneur, vous avez intérêt plus que personne que l’on ne soit point ingrat.

Accablé de vieillesse et de maladies, prêt à finir ma carrière, je vous implore bien moins pour moi que pour les artistes qui se sont habitués à Ferney, et qui sont utiles à l’état auquel je suis très inutile.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect….