1769-09-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère amie,

Si madame D'Erlach vous fait des offres convenables je crois que vous devez les accepter.
En ce cas, vous viendriez chez vous à la fin d'octobre, ou si vous l'aimiez mieux, je viendrais vous prendre à Lyon, et je vous conduirais avec armes et bagage à Toulouse, où les hivers sont très tempérés, et vous reviendriez au printems dans vôtre belle habitation.

Vous croiez bien que je ne vous proposerais pas Toulouse si je n'étais sûr d'y être très bien reçu. Le parlement y est devenu protecteur des Sirven et ne cherche qu'à expier l'horreur du jugement des Calas. Je ne sais comment celà s'est fait, mais on compte mon suffrage pour quelque chose dans cette ville. J'ai mandé que je ferais ce voiage en qualité de malade, et que je ne rendrais aucune visite. Je vivrais comme je vis, dans la plus grande solitude; à cela près que les souscripteurs qui ont établi le théâtre viendraient me consulter quelquefois. Je leur ferais des chœurs pour orner la fin des Tragédies. Ils ont de belles voix, et on a éxécuté les chœurs d'Athalie avec beaucoup de succez; c'est ce que vous pouriez savoir de Le Kain qui en revient.

Tout ce que je vous dis là est toujours comme tout le reste, soumis à la destinée, qui est fort accoutumée à se jouer de nos projets.

Je doute beaucoup que je puisse profiter des idées de made Le Long. Je pourais bien me transporter languissant à Toulouse, et y vivre à ma fantaisie. Mais le bruiant de made Le Long m'effraierait et ne me conviendrait pas. Le troisième parti qui est de rester où je suis serait peut être le meilleur; il n'y a que ces maudites neiges qui s'y opposent. Ma mauvaise santé serait toujours une excuse valable auprès de made Le Long, et je serais dispensé de profiter de ses bontés en lui témoignant ma reconnaissance, et en l'assurant que je viendrai dès que je pourai. Je prendrais d'ailleurs le prétexte d'aller aux eaux en allant en Languedoc. Quelque chose qui arrive je ne ferai rien sans avoir reçu de vos nouvelles, et je vous laisse la maitresse de tout.

Mr De Bourcet vient de faire tracer l'enceinte de Versoy; on a fixé le prix de tous les terrains dont en s'empare. La ville sera plus grande et plus belle que Genêve. Vous savez que le port avance, et qu'on bâtit une frégate où il y aura du canon. Mr Le Duc De Choiseul réussit dans toutes ses entreprises; le païs de Gex deviendrait charmant sans ces affreux hivers qui rendent la vie insuportable et qui l'abrègent.

J'envoie la première partie de ce que vous demandez à Mr Lefevre.

Je vous embrasse bien tendrement.