1769-08-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Antoine Darquier de Pellepoix.

Monsieur, quoique Uranie soit votre favorite, il paraît que vous ne négligez pas Melpomène.
Votre idée d'ajouter des chœurs à quelques-unes de nos tragédies est aussi noble que difficile à exécuter. Comment introduire un chœur dans Bajazet, à moins que ce ne fût un chœur d'eunuques? Comment mettre de la musique dans Britannicus et dans Mithridate? Il n'y a que les pièces où il s'agit de l'intérêt des peuples et de ceux de la religion qui pourraient faire supporter un peu de musique dans un ou deux entractes; et peut-être même les chœurs réussiraient ils mieux à la fin que dans le cours de la pièce; parce qu'en interrompant les scènes, ils pourraient nuire à l'intérêt. Quoi qu'il en soit, monsieur, je suis persuadé avec vous qu'il faut essayer de donner cette nouvelle pompe au théâtre français: mais il faut commencer par avoir de bons acteurs; c'est là le point principal; il est bien difficile d'en avoir en province, puisqu'il y en a si peu à Paris: il faudrait les former. J'aime encore le théâtre, tout vieux et tout malade que je suis: ce noble amusement a égayé ma vieillesse et ma retraite. J'avais construit dans mon château un assez beau théâtre où mlle Clairon et Lekain ont joué avec des gens du monde qui avaient de grands talents. Je n'ai point perdu ce goût; il est vrai que je ne puis plus déclamer, mais je pourrai encore être utile aux acteurs. Et si je croyais être en état de contribuer à la perfection de votre spectacle, je ne balancerais pas de passer un hiver à Toulouse, nous pourrions essayer quelques chœurs de tragédie. M. de Laborde, premier valet de chambre du roi, qui est, à mon gré, un des plus agréables musiciens de l'Europe et qui travaille avec la plus grande facilité, ne refuserait pas de composer pour nous. Je me mettrais avec grand plaisir au nombre des souscripteurs en qualité de Toulousain, car je suis de l'Académie des jeux floraux. Mais j'ai bien peur que toutes ces idées ne soient les rêves d'un vieillard. Leurs désirs ont la réputation d'être assez inutiles: daignez du moins les agréer, Monsieur, et soyez très persuadé de l'estime respectueuse avec laquelle j'ai l'honneur d'être vôtre

Voltaire