1776-10-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Je ne reçois, Madame, la Lettre que vous avez la bonté de m'écrire du 1er 8bre que le 11e de ce mois.
Je soupçonne que ma Lettre n'arrivera à Plombiere que quand vous en serez partie. J'écris à tout hazard.

Vous serez probablement bien étonnée d'aprendre qu'il se forme une compagnie qui veut bâtir une ville à Versoy, et y établir un grand commerce avec des manufactures. On prétend que le Roi lui accorde la possession de toute la banlieue pour cent ans. Voilà le projet de Monsieur le Duc De Choiseul prêt enfin d'être éxécuté. Mais ce grand ministre aurait fait de Versoy une place importante pour l'état, ce qu'aucune compagnie ne poura faire, pas même la compagnie des Indes.

Nôtre Colonie de Ferney n'est pas si heureuse que Versoy, elle est persécutée, et prèsque anéantie. Tous les artistes s'en vont les uns après les autres, parce que Mr L'Intendant les a mis à la taille et à la corvée. Cinq cent mille francs que les maisons par moi bâties m'avaient coûtés, sont cinq cent mille francs jettés dans le lac de Genève. Je suis menacé de mourir comme j'aurais dû vivre, dans la pauvreté attachée au métier d'homme de Lettres.

Je ne réussis guères mieux dans ces Lettres dont je vous parle. Celle que j'avais écrite à L'académie sur Gilles Shakespear a essuié mille difficultés à L'impression, et n'a pu enfin obtenir qu'une permission tacite. Elle n'est que tolérée, tandis que Gilles Shakespear est dèdié hardiment au Roi.

Toutes ces petites nouvelles pouront vous surprendre, Madame. Elles pouraient m'affliger; mais rien ne doit abattre un homme qui vous a pour sa protectrice.

V.