22e Juin 1770 , à Ferney
C'est un beau souflet, mon cher et vrai philosophe, que vous donnez au fanatisme et aux lâches valets de ce monstre.
Vous emploiez l'art du plus habile sculpteur de l'Europe pour laisser un témoignage d'amitié à vôtre vieil enfant perdu, à l'ennemi des tirans, des Ganganelli, des Pompignans et des Frèrons. Vous écrasez sous ce marbre la superstition qui levait encor la tête.
M: Le Duc De Choiseul se joint à vous, et c'est en qualité d'homme de Lettres, car je vous assure qu'il fait des vers plus jolis que tous ceux qu'on lui adresse; et soiez très certain que sans Palissot, fils de son avocat, et sans Fréron qui a été son Régent au collège des Jesuites, il aurait été vôtre meilleur ami. Je le crois actuellement entièrement revenu.
Pour moi je lui ai prèsque autant d'obligation qu'à vous. Vous savez dans quel horrible désordre est tombée cette malheureuse petite république de Genêve. Les sociniens sont devenus assassins. J'ai recueilli vingt familles émigrantes; j'ai établi une manufacture de montres chez moi; M. le Duc De Choiseul les a protègées et a fait acheter par le Roi plusieurs de leurs ouvrages. Vous voiez si son nom ne doit pas être placé à côté du vôtre dans l'affaire de la statue.
A l'égard de Federic je crois qu'il est absolument nécessaire qu'il soit de la partie. Il me doit sans doute une réparation comme Roi, comme philosophe, et comme homme de Lettres. Ce n'est pas à moi à la lui demander; c'est à vous à consommer vôtre ouvrage. Il faut qu'il donne peu. Quelque somme qu'il contribue Made Denis donnera toujours vingt fois plus que lui. Elle est au rang des artistes les plus célèbres en fait de croches et de doubles croches.
Mr Pigale m'a fait parlant et pensant quoique ma vieillesse et mes maladies m'aient un peu privé de la pensée et de la parole. Il m'a fait même sourire; c'est aparemment de toutes les sottises que l'on fait tous les jours dans vôtre grande ville, et surtout des miennes. Il est aussi bon homme que bon artiste. C'est la simplicité du vrai génie.
J'ai vu le dessin du mausolée du maréchal de Saxe; ce sera le plus grand et le plus beau morceau de sculpture qui soit peut être en Europe. Il m'a fait l'honneur de me dire avec sa naïveté dépouillée de tout amour propre qu'il avait conçu le dessein des accompagnements de la statue du Roi qu'il a faitte pour Rheims sur ces paroles qu'il avait lues dans le Siècle de Louis 14, C'est un ancien usage des sculpteurs de mettre des esclaves aux pieds des statues des rois. Il vaudrait mieux y représenter des citoiens libres et heureux. Il communiqua cette idée à Mr Bertin qui en qualité de ministre d'état, et plus encor de citoien la saisit avec chaleur, et doubla sa récompense. Ainsi c'est à lui que nous devons l'abolition de cette coutume barbare de sculpter l'esclavage aux pieds de la roiauté. Il faut espérer du moins que cette lâcheté insultante à la nature humaine ne reparaîtra plus. Il faut espérer aussi que jamais en figurant des citoiens heureux bénissant leurs maîtres, les artistes ne mentiront à la postérité.
Adieu, mon grand philosophe, mon cher ami, et mon soutien.
V.