8 février 1776
Notre maître à tous, notre grand Bertrand, vous abandonnez votre vieux Raton, depuis que vous êtes secrétaire du clergé, sous le nom de secrétaire de l'académie.
Je ne suis plus l'heureux Raton à qui vous faisiez quelquefois tirer les marrons du feu. Je ne tire que les marrons de mon petit pays de Gex, et dans cette aventure j'ai plus brûlé les griffes des fermiers généraux que je n'ai brûlé mes pattes. Il est bien doux d'avoir délivré ma nouvelle petite patrie de la rapacité de soixante et dix huit alguazils qui n'étaient que soixante et dix huit voleurs de grand chemin au nom du roi.
Vous souvenez vous de celui qui disait à Jacques Auguste de Thou, Je travaille comme un diable pour avoir quelque part dans votre histoire? Je pourrais vous en dire autant puisque vous vous amusez quelquefois à faire passer vos confrères à la postérité.
A propos de postérité, je vous avertis, mon cher philosophe, que vous aurez bientôt un sculpteur de Rome qui vient exprès à Paris pour faire votre statue en marbre. Je lui ai donné une lettre pour vous, et je vous préviens que je ne vous trompe points dans cette lettre quand je vous dis qu'il donne la vie et la parole.
Il aurait aussi une grande envie de sculpter m. Turgot, consule Fabricio dignumque numismate vultum.
M. Turgot succédera-t-il dans notre Académie à m. le duc de st Aignan, qui était, je pense, son beau-frère? Et si vous ne choisissez pas m. Turgot, prendrez vous m. de la Harpe? Il nous faut un homme qui ose penser, soit ministre, soit poète tragique.
Je ne peux pas vous dire au juste quand ma place sera vacante, mais je vous confie qu'il y a quelques fanatiques d'un tripot remis en honneur, qui feront tout ce qu'ils pourront pour me rendre les mêmes honneurs qu'ils ont rendus au chevalier de la Barre et à d'Etallonde. Un misérable libraire, nommé Bardin, s'est avisé d'annoncer une édition en quarante volumes sous mon nom. Il ne se contente pas de m'étouffer sous ce tas énorme de sottises qu'il m'attribue, il veut encore me faire brûler avec elles. Le scélérat m'impute hardiment tous les ouvrages de mylord Bolingbroke, le Cathéchumêne de m. de Bordes, académicien de Lyon, le dîner de Boulainvilliers, des extraits de Boulanger et de Fréret, et cent autres abominations de cette force. Ce procédé est punissable, mais que faire à un libraire qui demeure dans une république où tout le monde est ouvertement socinien excepté ceux qui sont anabaptistes ou moraves? Figurez vous, mon cher ami, qu'il n'y a pas actuellement un chrétien de Genêve à Berne. Cela fait frémir. Il n'y a pas longtemps que les polissons qu'on nomme ministres ou pasteurs, ont présenté une requête aux polissons de je ne sais quel conseil de Genêve pour obtenir une augmentation de leur pension, et une diminution du nombre de leurs prêches, attendu disaient ils, que personne ne venait plus les entendre. Nous n'avons plus de défenseurs de la religion que dans la Sorbonne et dans la grand'chambre. Mais aussi, il ne faut pas que ces messieurs persécutent ceux que le libraire Bardin calomnie si indignement. Je ne plaisante point, je sens combien il est dangereux d'être accusé et combien il est ridicule de se justifier. Je sens aussi qu'il serait bien triste à mon âge de quatre-vingt-deux ans de chercher une nouvelle patrie comme d'Etallonde. J'aime fort la vérité, mais je n'aime point du tout le martyre.
Je vous embrasse très tendrement. Consolez moi, je vous prie, si cela peut vous amuser quelques minutes.