Ma juste modestie, Madame, et ma raison me fesaient croire d'abord que l'idée d'une statue était une bonne plaisanterie; mais puisque la chose est sérieuse, souffrez aussi que je vous parle sérieusement.
J'ai soixante et seize ans, et je sors à peine d'une grande maladie qui a traitté fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. Mr Pigale doit, dit-on, venir modeler mon visage. Mais, Madame, il faudrait que j'eusse un visage, on en devinerait à peine la place; mes yeux sont enfoncés de trois pouces; mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j'avais est parti. Ce que je vous dis là n'est point coqueterie, c'est la pure vérité. On n'a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état. Mr Pigale croirait qu'on s'est moqué de lui, et pour moi j'ai tant d'amour propre que je n'oserais jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s'il veut mettre à fin cette étrange avanture, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure en porcelaine de Seve. Qu'importe, après tout, à la postérité qu'un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre. Je me tiens très philosophe sur cette affaire. Mais comme je suis encor plus reconnaissant que philosophe je vous donne sur ce qui me reste de corps le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d'âme. L'un et l'autre sont fort en désordre, mais mon cœur est à vous, Madame, comme si j'avais vingt cinq ans, et le tout avec un très sincère respect.
V.
Mes obéissances je vous en suplie à monsieur Necker.
21e May 1770, à Ferney