1770-06-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon cher ami, mon cher philosophe, êtes vous toujours bien imbécile à la manière de Loke et de Neuton?
Prêtez moi un peu de votre bêtise, j'en ai grand besoin. On dit que vous nous donnez pour confrère mr l'archevêque de Toulouse qui passe pour une bête de votre façon, très bien disciplinée par vous. Savez vous quand les bêtes d'une autre espèce cesseront d'être assemblées? Cela est assez important pour ce pauvre Panckouke.

Répondez, je vous prie, à une autre question. Le roi de Prusse vous a envoyé sans doute son petit écrit contre un livre imprimé cette année intitulé, Essai sur les préjugés Ce roi a aussi les siens qu'il faut lui pardonner; on n'est pas roi pour rien. Mais je voudrais savoir quel est l'auteur de cet essai contre lequel sa majesté prussienne s'amuse à écrire un peu durement. Serait il de Diderot? serait il de D'Amilaville? serait il d'Helvetius? Peut-être ne le connaissez vous point. Je le crois imprimé en Hollande. L'auteur, quel qu'il soit, me paraît ressembler à Le Clerc de Montmerci; il a de la force, mais il fait trop de prose comme l'autre fait trop de vers.

Il faut que je vous dise un mot de la plaisanterie de l'effigie. Le vieux magot que Pigalle veut sculpter sous vos auspices a perdu toutes ses dents, et perd ses yeux; il n'est point du tout sculptable; il est dans un état à faire pitié. Conseillez, je vous en prie, à votre Phidias de s'en tenir à la petite figure de porcelaine faite à Sève qui lui servirait de modèle. J'aimerais bien mieux avoir votre buste que tout autre.

Bonsoir, mon très cher philosophe; badinez avec la vie, elle n'est bonne qu'à cela.