1770-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Joseph de Laborde.

Je n'ay l'honneur de vous connaitre monsieur que par votre générosité.
Vous commençates par m'aider à Marier la petite fille de Corneille. Vous avez eu toujours la bonté de me faire toucher mes rentes, sans soufrir que je perdisse un denier par le change. Vous avez bien voulu placer encor mon petit pécule. Qu'ai-je fait pour vous? Rien.

Si j'étais jeune je viendrais en poste vous embrasser à la Ferté. Mais j'ay bientôt 77 ans et je suis très malade.

Je ne savais pas un mot des belles choses qui se sont faittes, quand je vous écrivis le 5 mars. Je n'ay encor vu ny édit ny déclaration. Je suis enterré dans les neiges où je meurs.

Je comprends un peu à présent et je conçois qu'on a jetté sur votre maison une grosse bombe dont un éclat est tombé sur ma chaumière.

Dans ce désastre vous voulez encore rétablir mon toit que les ennemis ont brûlé. C'en est trop monsieur, il ne faut pas que vous payiez tous les frais de la guerre. Vous êtes trop noble. J'accepte tout ce que vous me proposez excepté ce dernier trait de grandeur d'âme.

Oui monsieur, votre idée des rentes sur la ville est très bonne et je vous supplie de donner ordre qu'on l'exécute.

Vous savez les desseins de M. le duc de Choiseuil sur la fondation d'une ville dans mon voisinage. Vous êtes instruit des meurtres commis à Geneve et de la protection que la cour donne aux émigrants.

Je n'ay pas déplu à M. le duc de Choiseuil en recueillant chez moy plusieurs habitants de Geneve. En six semaines ils ont fait des montres. J'en ay envoié une caisse à M. le duc de Choiseul luy même. J'établis une manufacture considérable. Si elle tombe je ne perdrai que l'argent que je prête sans aucun profit.

Les 16500 dont vous me parlés viendraient très bien au secours de notre manufacture au mois d'aoust.

Si vous pouviez m'indiquer quelque manière d'avoir de l'or d'Espagne, en lingots ou espèces, vous nous rendriez un grand service. Il ne nous en faudra que pour environ mille louis par an. Les ouvriers disent que l'or est beaucoup trop cher à Geneve, et qu'on y perd trop sur les louis d'or. On donnerait des lettres sur Lyon pour chaque envoi de matière.

Tout cela est fort éloigné de mes occupations ordinaires, mais j'ay le plaisir de décupler les habitans de mon hamau, de faire croître du bled où il croissait des chardons, d'attirer des étrangers, et de faire voir au Roy que je sçais faire autre chose que l'histoire du siècle de Louis 14 et des vers.

Je sçais surtout Monsieur sentir tout votre mérite et touttes les obligations que je vous ay. Je vous crois fort au dessus des revers que vous avez essuié. Touttes les âmes nobles sont fermes.

J'ay l'honneur d'être avec une reconnaissance inviolable, avec l'estime qu'on vous doit, avec l'amitié que vous m'inspirez,

monsieur.