1762-04-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Mes anges, mes anges rit on encor à Paris? va t'on en foule au savetier Blaise et au maréchal?
Pour moy je pleure. Vos parisiens ne voyent que des parisiennes, et moy je vois des étrangers, des gens de tous les pays, et je vous réponds que touttes les nations nous insultent et nous méprisent. Voylà un commencement bien douloureux pour messieurs de Choiseuil. Ce n'est certainement pas la faute de Monsieur le comte si Pierre s'unit avec Luc. Ce n'est pas la faute de M. le duc si les Anglais nous ont pris la Martinique, et s'ils vont peut-être détruire la seule flotte qui nous restait. Mais ces événements funestes doivent percer le cœur des deux ministres que vous aimez et à qui je suis attaché. Que faire? Jouer le droit du seigneur. Il n'y a pas d'autre party à prendre après le saint temps de pâques. Les Anglais auront dépouillé le vieil homme, on aura oublié la Martinique, il ne sera plus question de rien. Je ne crains que Blaise et les amours de Nannette. Le droit du seigneur en d'autres temps devrait plaire à une nation qui ne laisse pas d'avoir du bon, et qui avait autrefois du goust. Nous avons le Kain. Il a l'air d'un gros chanoine,

et son corps ramassé dans sa courte grosseur
Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.

Faittes comme il vous plaira, messieurs, mais allons nous réjouir pour oublier vos tribulations. Nous allons jouer Cassandre, le droit du seigneur, Semiramis et l'Ecossaise. Notre ami le Kain nous dit que le tripot ne va pas mieux que le reste de la France, que les quatre premiers gentilshomes ont la grandeur d'âme d'entrer à la comédie pour rien, eux, leurs parents, leurs laquais et les commères de leurs laquais. Cela est tout à fait noble. Les grands seigneurs d'Angleterre sont d'une pâte un peu différente. Ils ont de leur côté la gloire, et nous avons la petite vanité.

Pendant que nous sommes la chiasse du genre humain, on parle français à Moscou et à Yassi. Mais à qui doit on ce petit honneur? à une douzaine de citoiens qu'on persécute dans leur patrie.

Mes chers anges je vous remercie très humblement, très tendrement pour notre artilleur. J'aurai l'honneur d'écrire à monsieur le comte de Choiseuil, mais dans la crize où je le crois je luy épargne mes importunitez pour le présent.

Je crois qu'on est si occupé des désastres publics qu'on ne songe pas à mon roué.

Nous sommes tous à vos pieds et à vos ailes.

V.