1759-08-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Vraiment madame il est bien temps de s'occuper de chevalerie, pendant que M. de Contade en vray angevin mène à la boucherie tous les descendants de nos anciens chevaliers, et leur fait attaquer quatre vingt pièces de canon comme don Guichotte attaquait des moulins à vent.
Cette horrible journée perce l'âme. Je suis français à l'excez surtout depuis mon beau brevet dont j'ay l'obligation à vous mes divins anges et à mrs de Choiseuil. Luc, vous savez qui est Luc, donne probablement bataille aux autrichiens et aux russes au moment que j'ay l'honneur de vous écrire. Du moins il m'a mandé que c'était sa royale intention, s'il est battu, comme cela peut arriver. Quelle honte pour nous de l'avoir été par ce prince de Brunswik! Je voudrais que vous connussiez ce prince, vous seriez bien étonnée, et vous diriez: il faut que les gens qu'il bat soient de grands imbécilles. La vérité du fait est que touttes ces trouppes là sont mieux disciplinées que les nôtres. Qui conque ne suivra pas entièrement les maximes du maréchal de Saxe sera infailliblement battu comme à Rosbac. Voylà ce que j'ay l'impudence de vous dire en qualité d'historiografe et je vous dis encor que je tremble pour votre descente en Angleterre.

Nous allons être réduits à la besace. Heureux qui a des fromages de Parmesan, et des terres.

Vous croyez madame que l'affaire de mon centième denier est un petit objet. C'en est un très grand pour moy. Il s'agit de tous mes droits que le pd de Brosses m'a garantis. Si je me laisse entamer sur un de mes privilèges je les perds tous. Que veut dire le très opiniâtre M. l'intendant de Chauvelin quand il prétend que M. de Brosses n'a pu me garantir un droit qui luy est personel? Il n'y a dans un marché que ce qu'on y met. Il m'a vendu à vie sa terre comme libre et indépendante. S'il m'a trompé il faut qu'il en porte la peine.

Mon accident n'a pas duré. Il m'a laissé encor des passions vives, celle d'être libre chez moy est très forte. Mais la plus grande de mes passions c'est l'attachement que j'ay pour mes divins anges.

J'ay envoyé d'énormes paquets à mr Dargental sous l'enveloppe de Mr de Courteil. J'abuse des bontez de Mr Dargental et de mr de Chauvelin.

Mr le comte de Choiseuil m'a fait l'honneur de m'écrire. Je le crois bien affligé. Ah pauvres Français!

V.