1759-11-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon divin ange, vous êtes un ange de paix.
Permettez que je vous parle votre langue après vous avoir parlé celle de notre tripot des Délices, vous êtes né de touttes façons pour mon bonheur dans mes plaisirs, dans mes affaires. Je vous dois tout, vous êtes en tout temps constitué mon ange gardien. Ecoutez donc ma dévote prière.

1. Je voudrais savoir en général si mr le duc de Choiseuil est content de moy; et vous pouvez aisément vous en enquérir un mardy. Tout ce que je peux vous dire, c'est que j'ay grande envie de luy plaire, et comme son obligé, et comme citoyen.

2. S'il entrait avec vous dans quelque détail comme il y est entré avec Mr de Chauvelin ne pouriez vous pas luy dire quelque autre mardy la substance des choses cy dessous?

V. est dans une correspondance suivie avec Luc, mais quelque ulcéré qu'il puisse être, et qu'il doive être contre Luc, puisqu'il est capable d'avoir étouffé son ressentiment au point de soutenir ce commerce il l'étouffera bien mieux quand il s'agira de servir. Il est bien avec l'électeur palatin, avec le duc de Virtemberg, avec la maison de Gotha, ayant eu des affaires d'intérest avec ces trois maisons qui sont contentes de luy et qui luy écrivent avec confiance. Il a été le confident du prince de Hesse l'apostat. Il a des amis en Angleterre. Touttes ces liaisons le mettent en droit de voiager partout sans causer le moindre soupçon, et de rendre service sans conséquence.

Il a été envoyé secrettement en 1743 auprès de Luc, il eut le bonheur de déterrer que Luc alors se joindrait à la France. Il le promit, le traitté fut conclu depuis et signé par M. le cardinal de Tencin. Il pourait rendre aujourduy quelque service non moins nécessaire.

Mon cher ange il faut la paix àprésent, ou des victoires complettes sur mer et sur terre; ces victoires complettes ne sont pas certaines, et la paix vaut mieux qu'une guerre si ruineuse. On ne se dissimule pas sans doute l'état funeste où est la France, état pire pour les finances et pour le commerce qu'il ne l'était à la paix d'Utrecht. Quelquefois quand on veut sans compromettre la dignité de la couronne parvenir à un but désiré, on se sert d'un capucin, d'un abbé Gautier, ou même d'un homme obscur comme moy, comme on envoye un piqueur détourner un cerf avant qu'on aille au rendez vous de chasse. Je ne dis pas que j'ose me proposer, que je me fasse de fête, que je prévienne les vües du ministère, que je me croie même digne de les exécuter, je dis seulement que vous pouriez hazarder ces idées et les échauffer dans le cœur de M. le duc de Choiseuil. Je luy répondrais sur ma tête qu'il ne serait jamais compromis, que je ne ferais jamais un pas ny en deçà ny en delà de ce qu'il me prescrirait. Je pense qu'il ne luy convient point absolument de demander la paix, mais qu'il luy convient fort d'en faire naître le désir à plus d'une puissance, ou plus tôt de faire mettre ces puissances à portée de marquer des intentions sur les quels on puisse ensuitte se conduire avec honneur.

Il part sans doute d'un principe aussi vrai que triste, c'est qu'il n'y a rien à gagner pour nous d'aucune façon dans ce goufre où tout l'argent de la France a été englouti. J'ay pris la liberté de luy prédire la prise de Quebec et celle de Ponticheri. L'une est arrivée, et je tremble pour l'autre. Il y a des citoyens de Geneve qui ont des correspondances par tout l'univers habitable. Il y a autour de moy des gens de toutte nation, des ministres anglais, des Allemands, des Autrichiens, des Prussiens et jusqu'à d'anciens ministres russes. On voit les choses d'un œil plus éclairé qu'on ne les voit à Paris. On croit que si la descente projettée dans une des provinces anglaises s'effectue, il ne reviendra pas un seul Français. Le passé, le présent et l'avenir font frémir. Je sçais que le ministère à du courage, et qu'il a cette année des ressources, mais ces ressources sont peutêtre les dernières: et on touche au temps de vérifier ce qui a été dit, qu'il y avait une puissance qui donnerait la paix et que cette puissance était la misère.

J'ay peur qu'on ne soit résolu à faire encor des tentatives ruineuses après les quelles il faudra demander humblement une paix désavantageuse qu'on pourait faire aujourduy, utile sans être déshonorante.

Enfin mon cher ange vous étes acoutumé à corriger mes plans. Si celuy ci ne vous plait pas jettez le au feu, et je vous enverrai simplement la chevalerie.

Vous pouvez au moins savoir si mr le duc de Choiseuil est content de moy. Ce n'est pas que je doive craindre qu'il en soit mécontent, mais il est doux d'apprendre de votre bouche à quel point il agrée ma reconnaissance. Comptez d'ailleurs que je ne suis pas empressé et que je me trouve très bien comme je suis à votre absence près. Adieu et je baise les bouts de vos ailes.