1759-12-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ma dernière lettre était déjà partie et mon cœur avait prévenu le vôtre, mon respectable ami, avant que je reçusse les dernières marques de votre amitié et de votre confiance.
Vous me confirmez tout ce que j'avais imaginé, votre douleur raisonable, et les consolations que vous donne mr le duc de Choiseuil. Il me semble que sa belle âme était faitte pour la vôtre. En qui peut il mieux placer sa confiance qu'en vous? N'y a t'il pas de la modestie à luy à penser que c'est le ministère d'Angleterre qui jette les premiers fondements de la paix? Mais n'y a t'il pas aussi un peu d'insolence à moy à penser que je crois savoir que c'est Monsieur le duc de Choiseuil luy même qui a tout préparé, et que c'est sur une de ses lettres envoyée certainement à Londres que M. Pitt s'est déterminé? M. le duc de Choiseuil luy même ne m'ôterait pas de la tête qu'il est le premier auteur de la paix que toutte l'Europe (excepté Marie Terese) attend avec empressement. Cependant si Luc pouvait être puni avant cette heureuse paix! Si le chemin de la Luzace et de Berlin étant ouvert par le dernier avantage du général Beck, quelque Hadic pouvait aller visiter Berlin! Vous voyez divin ange que dans la tragédie je veux toujours que le crime soit puni.

On parle d'une grande bataille donnée le six entre Luc et l'homme à la toque bénite. On la dit bien meurtrière. Trois lettres en parlent. Il n'y a peutêtre pas un mot de vrai. Nous ne le saurons que dans deux jours. Je m'intéresse bien vivement à cette pièce. Dès que les Autrichiens ont un avantage, mr le comte de Caunits dit à madame de Bentink, écrivez vite cela à notre ami. Dès que Luc a le moindre succez il me mande, j'ay frotté les oppresseurs du genre humain. Cher ange dans ces horreurs je suis le seul qui aye de quoy rire. Cependant je ne ris point; et cela à cause des cus noirs, des annuitez, des lotteries, et de Pondicheri, car sempre temo per Pondicheri.

Pr nos chevaliers, ils sont à vos ordres. Il faudra s'attendre aux insultes de ce polisson de Fréron, aux cris de la canaille. Je me préparerai à tout en faisant mes pâques dans ma paroisse. Je veux me donner ce petit plaisir en digne seigneur châtelain. Et ce mr Despagnac! quel homme! quel grand chambrier! quel minutieux seigneur! Il ne finira donc jamais? Mais à propos je vous prépare des gantelets, des gages de bataille pr pâques; et pourquoy ne pas jouer Rome sauvée sur votre vaste téâtre, cet hiver? pourquoy ne pas entendre les cris de Clitemnestre? ne faut il rien hazarder?

Mille tendres respects à made Scaliger.

V.