1760-01-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je conçois très bien mon divin ange que vous enverrez plus d'un courier pour raccomoder la balourdise de ce monsieur soi disant d'Arragon qui stipula si mal les intérêts du duc de Parme dans le traitté croqué d'Aix la Chappelle.
Cet homme cependant passait pour un aigle. J'ay vu en ma vie bien des hiboux se croire aigles; et que dirons nous de ceux qui nous ont attiré cette belle guerre avec l'Angleterre, en ne sachant pas ce que c'était que L'Acadie? Mon cher ange le monde va comme il peut. Je n'ay d'espérance que dans M. le duc de Choiseuil. Mes annuitez, actions, billets de lotterie font mille vœux pour luy.

Le tripot consolerait un peu de touttes les misères qui nous accablent. Mais divin ange, j'ay fait bien des réflexions. Si la pièce réussit, peu de plaisir m'en revient, comme je vous l'ay déjà dit. Si elle tombe, force tribulations me circomviennent, parodies, brochures, foire, épigrammes, journaux, tout me tombe sur le corps. J'ay soixante et six ans, comme vous savez, et je ne veux pas mourir de la chutte d'une pièce de téâtre. Je vous enverrai n'en doutez pas la chevalerie à la quelle je ne peux plus rien faire. Mais je vous supplierai de ne la donner qu'à bonnes enseignes, supposé même que vous daigniez vous amuser encor à ces bagatelles après les impertinences d'Auguste et de Cinna. J'ay lu cette sottise, et j'ay été bien étonné qu'on l'attribuât à Marmontel.

A l'égard de Luc, je n'ay fait autre chose qu'envoier à Monsieur le duc de Choiseuil les lettres qu'il m'écrivait pour luy être montrées. Je n'ay été qu'un bureau d'adresse. Il voit d'un coup d'œil ce qu'il peut faire de ces épîtres, si tant est qu'on en puisse faire quelque chose. Mais j'ay demandé à M. le duc de Choiseuil, une autre grâce, qui n'a nul raport à Luc. Voicy de quoy il est question. Il faut plaire aux gens avec qui l'on vit. Le conseil de Geneve a condamné à dix mille livres d'amande un citoyen qu'il aime, et qu'il a condamné malgré luy sur une contravention faitte par son commis dans son commerce avec la France. Son procez a été fait à la réquisition du résident du roy à Geneve. Le coupable en question se nomme Prévost. Il est le moins coupable de tous ceux qui étaient dans le même cas. Ce cas est la contrebande. Ce Prevost est ruiné. Il a une femme qui pleure, des enfans qui meurent de faim. Le conseil veut bien luy remettre une partie de sa peine, mais il ne veut pas avoir cette condescendance sans savoir auparavant si M. le duc de Choiseuil le trouve bon. Il ne veut pas en parler à m. de Montpéroux, résident de France, de peur de se compromettre, et de compromettre même le résident. On s'est donc adressé à moy. J'ay pris la liberté d'en écrire à M. le duc de Choiseuil, et je vous conjure seulement d'obtenir qu'il vous dise, qu'on peut faire grâce à ce pauvre diable et qu'il n'en saura rien. Faittes cette bonne œuvre le premier mardy mon divin ange, on ne peut mieux employer un mardy.

Joue t'on le gladiateur? espère t'on quelque chose de M. Bertin? avez vous vu mr Tronchin de Lyon? avez vous reçu quelque consolation de Cadix? payera t'on nos rentes? madame Scaliger comment vous portez vous? Je baise bien tendrement le bout de vos ailes, autant fait made Denis.

Vraiment mon divin ange j'oubliais l'abbé Despagnac. Je ne croiais pas qu'avec de l'argent vous eussiez besoin d'un pouvoir. Votre nom seul est pouvoir. Mais voylà la pancarte que vous ordonnez.