26 mars 1760
Ange toujours gardien, je n'ay qu'un moment.
Il sera consacré aux actions de grâces, non pas pour le grand chambrier, nons pas même pour le prince du sang mais pour vous seul. Il faut que vous sachiez encor que M. de Budee de Boisi qui m'a vendu la terre de Fernex veut absolument que je vous sollicite encor auprès de M. de Courteilles pour je ne sçais quel procez au quel je ne m'intéresses guères. Je luy ay donc donné une lettre pour vous qu'on vous présentera sans doute. Voylà comme nous sommes faits nous autres provinciaux. Nous pensons qu'avec une lettre de recommandation on réussit à tout à Paris. Je ne vous ay point écrit de lettre de recommandation pour nos chevaliers. Je m'en soucie pourtant un peu plus que du procez de M. de Boisi. Mais je ne suis point du tout empressé de me faire juger, quoy qu'au fond je croie ma cause bonne. Vous voulez un chant de la pucelle. Eh mon dieu mon cher ange que ne parliez vous! Vous en aurez deux au lieu d'un. J'avais imaginé qu'un ministre ne se mettait pas trop en peine de ces facéties, mais puisque vous en êtes curieux, vous serez servi. Vers et prose tout est à vous.
Au milieu de mes douces occupations je suis fâché. On nous a pris Mazulipatan. On nous prendra Ponticheri. Il y a un an que je le dis. Je plains infiniment M. le duc de Choiseuil. On luy a donné notre pauvre vaissau à conduire au milieu du plus violent orage. J'ay eu longtemps dans la tête que si Luc voulait céder quelque chose vous pouriez en ce cas vous débarasser avec bienséance du fardau et des chaînes que l'Autriche vous fait porter. Mais je ne vois qu'un petit coin, et pour bien voir il faut embrasser tout l'édifice. J'ay une étrange idée. Je soupçonne que Le Roy de Portugal que Luc appellait le chose de Portugal, pourait bien perdre son chose, son royaume, que le roy d'Espagne pourait bien dans peu tenter cette conquête. Le temps est assez favorable, les jesuittes sont gens à luy promettre le paradis en sus pour sa peine. Ils ne s'endorment pas, le chose de Portugal n'est pas aimé, son ministre est détesté. Belle occasion pour un Roy d'Espagne qui a de l'argent et des trouppes de faire rebâtir Lisbonne. Je ne peux aimer Luc car je le connais mais il vaut mieux que le chose de Portugal. Nous verrons comment il se tirera d'affaire cette année. Mais nous, que ferons nous? Rien sur mer, et peutêtre des sottises sur terre. Plaisante saison pour mettre un héros français sur le téâtre! Mr le duc de la Valiere a donc fait l'histoire cronologique de l'opera. C'est quelque chose. Il y a encor du génie en France. Je vous adore.